lundi 2 mai 2016

"Les Malheurs de Sophie" vu par Christophe Honoré



"Sophie n'était pas très obéissante, nous l'avons bien vu dans les histoires que nous venons de lire; elle aurait dû être corrigée, mais elle ne l'était pas encore: aussi lui arriva-t-il bien d'autres malheurs"

Avec Les Malheurs de Sophie, Christophe Honoré s'est aventuré sur le terrain houleux de l'adaptation cinématographique, et pas des moindres, l'un des classiques les plus célèbres de la littérature enfantine. Il reprend d'abord un ensemble de nouvelles relatées dans le recueil éponyme, dont chaque histoire illustre un péché capital, suivi des Petites Filles Modèles, ou la suite des aventures de l'héroïne après le naufrage en mer lors du voyage vers l'Amérique. 
Ben voyons, une couv' rose
spécialement préparée pour un
"livre de filles"
Bon. Sophie, moi, je l'ai toujours imaginée blonde, notamment à cause de la couverture de l'édition que je possédais, et ce malgré la série animée ou les gravures présentes dans le recueil. C'est surtout dû à la description du chapitre "Les cheveux mouillés" de "très beaux yeux gris, un nez en l'air un peu gros, une bouche grande et toujours prête à rire, des cheveux blonds pas frisés, et coupés courts comme ceux d'un garçon". Et puis, avec la cassette audio qui accompagnait le livre, j'avais des voix bien distinctes en tête, surtout celle de la dure Mme de Réan. C'est pour ça qu'en voyant l'affiche, mes dents ont grincé. 

Et cette expérience s'est avéré être une agréable surprise. L'histoire se déroule en deux parties. Celle, à proprement parler, des "malheurs", au sens des bêtises, qui reprend le premier opus, puis le moment où Sophie est véritablement malheureuse cette fois-ci, en devenant la petite Cosette de la terrible Mme Fichini. Je ne vous le cacherai pas, j'ai été assez déçue de ne pas voir à l'écran "Les fruits confits" (ma nouvelle favorite), "La joue écorchée" ou "La tortue" mais déjà plusieurs passages représentaient tour à tour Sophie gourmande, colérique ou cruelle avec les animaux. 
De plus, Honoré fait preuve d'une remarquable dextérité en matière de suggestions; manifestement il connaît bien son sujet puisque: des dialogues sont repris tels quels et il parvient à faire subtilement allusion à certaines histoires telles celle du bouvreuil ou des loups. Manque de budget, de temps, ou de possibilité d'entraînement des animaux obligent, la robe tachée de fruits rouges de Sophie "perdue"  évoque la lutte avec les bêtes sauvages, tandis que Paul se contente de mentionner l'incident du bouvreuil en lien avec la capture de l'écureuil. Celui-ci, comme les hérissons, apparaissent en images d'animation (allez apprivoiser un écureuil pour un film, je ne suis pas certaine que ça n'a été déjà fait). Etrangement, ça marche plutôt bien. 
Je mets au défi quiconque de trouver cette
affiche réussie du point de vue esthétique
Pour le reste, le sens de la narration pêche un peu. Disons que le très lettré Christophe Honoré possède une foule de bonnes idées, mais pas toujours bien exploitées. On connaît Honoré pour la bancale comédie musicale à la Jacques Demy Les Chansons d'amour, puis pour d'autres adaptations littéraires, au théâtre comme au cinéma. Alors, si les enfants qui chantent et dansent (mal, il faut se rendre à l'évidence, même si c'est mignon), c'est plutôt naturel, en revanche, les personnages plus que secondaires comme le domestique ou Mme de Fleurville qui parlent face caméra pour relater des événements qu'on comprend déjà ou qu'on connaît en ayant lu le livre, de ce côté-ci, c'est un peu raté et cela met même le spectateur mal à l'aise car on brise totalement l'illusion d'interruption de jugement requis lors du pacte de lecture avec l'auteur/ cinéaste. 

Non, là où Les Malheurs de Sophie est une réussite, c'est dans la direction d'acteurs. Si l'interprétation de Mme de Réan - cette femme anormalement sévère avec sa fille dans le livre, qui la bat, certes moins, mais tout aussi durement que Mme Fichini - laisse perplexe à travers la beauté lourde et éthérée d'une femme malade, hystérique et recluse dans sa chambre, le film brille par ses personnages saillants aux personnalités bien distinctes. Muriel Robin est comme d'habitude, géniale et prend un malin plaisir à jouer les rôles de méchantes. Les domestiques, dont la bonne Lucie et Baptistin, ainsi que Joseph, sont tous justes, dans le ton. 

Mais celle qui crève littéralement l'écran, c'est Sophie. Quelle élan de vie dans cette gamine à la mine boudeuse qui sait tantôt apparaître comme peste, tyrannique, drôle, curieuse, pétillante, digne, et enfin désespérée (lors notamment d'une scène inutile où elle part chercher sa mère-fantôme dans la neige). Rappelons-le : Honoré propose une version très édulcorée du monde adulte qui transparaît dans l'original. En réalité, les stars de son film, ce sont les enfants. Parfois, c'est comme si il avait caché la caméra en leur demandant de s'abandonner à leurs querelles, leurs peines, leurs joies... D'ailleurs, Honoré filme à grands coups de gros plans, en particulier sur les visages de nos charmants bambins. C'est comme si le film était perçu à leur hauteur, à travers leurs yeux. On se souviendra pendant longtemps de la scène dans laquelle Sophie, dissimulée sous la table à une heure bien trop avancée de la nuit, surprend la visite de son père qui vient annoncer à Mme de Réan le départ de toute la famille en Amérique. 

 
Ces hommes, pères, serviteurs, bourgeois et membres des classes moins aisées, ce sont les grands absents du film. Comme dans les dessins animés, on ne voit le père de Sophie qu'à travers ses jambes, ou ses lettres, dépourvues de formules d'affection. Le prêtre ? Un efféminé qui terrorise la petite. Le seul modèle masculin un peu fort, mis à part Joseph qui sauve Sophie de la noyade, c'est Paul, que Sophie aperçoit dans un rêve au son drum'n'bass (merveilleux effort de modernisation !) dans la forêt, seul contre des indiens. Paul dont personne ne sait ce qu'il est devenu, mais qui représente une promesse d'espoir, quand on a lu Les Vacances...

Vous ne pourrez peut-être pas vous empêcher de penser que cela demeure un peu caricatural, qu'Honoré ne sait pas vraiment où se situer entre le langage châtié de l'époque et une modernisation volontaire (l'oscillation entre le tutoiement et le vouvoiement en fera tiquer plus d'un), qu'il y a définitivement un problème dans le souci de véracité historique et l'absence d'authenticité dans les costumes (les robes taille empire semblent très "romantiques" avant l'heure et se heurtent aux images de gravure que nous avons du livre). Mais vous ne pouvez pas ne pas être charmé par la photographie du film. 


Il y a dans Les Malheurs de Sophie un je-ne-sais-quoi, une fraîcheur, une innocence dans le traitement de la lumière et des couleurs qui rappelle Marie-Antoinette de Sofia Coppola. Où comment les aristocrates d'un autre monde apprennent à s'ennuyer et doivent trouver divers moyens de se distraire. Sophie, lorsqu'elle est couchée dehors avec sa poupée, est sublimée, filmée de manière sensuelle, presque érotique. C'est troublant. Chez les Réan, c'est l'été, les bêtises, les punitions, mais le bonheur. A Fleurville, on passe en hiver, tout est froid et mort, comme les parents de l'héroïne. Comme le coeur de sa mère adoptive. Le faste des décors et costumes m'a fait me remémorer L'Appollonide de Bonello. 
L'ennui des enfants issus de la noblesse franco-russe est le thème principal, d'où ses longueurs. Ces enfants, cette société, sont muselés par toute une série de codes moraux, qu'incarne le prêtre ridicule à lui tout seul. 

Le film de Christophe Honoré comporte bien des surprises, et pas que des mauvaises. Et Sophie, c'est un peu cet enfant que nous avons tous été - malgré l'étymologie du nom, sophia, la sagesse, en grec ancien - à qui on dit de ne surtout pas faire de bêtises mais dont l'ultime désir est de trouver les pires inventions pour: tuer l'ennui, justement, attirer l'attention sur soi, canaliser son hyper-activité, ou combattre la solitude. Car, en dépit des visites fréquentes de son cousin et amies, Sophie est bel et bien fille unique. 
Soit. Peut-être que c'est cela la sagesse. Grandir en commettant de nombreuses erreurs, en apprendre, savoir pardonner et surtout se pardonner. Notre Sophie ne porterait-elle pas, en fin de compte, bien son nom ? 




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