dimanche 12 juin 2016

"Anna Karénine" à la Cartoucherie



Il y avait un train... Et puis il y avait ces femmes, trompées, lassées, dans une Russie où l'aristocratie dévalait pas à pas la pente de la décadence...
Mais surtout, il y avait Anna, la plus belle. La plus entière aussi. 
Comment, me direz-vous, Gaëtan Vassart a-t-il pu osé transposer sur scène ce chef d'oeuvre, que dis-je, ce pavé de la littérature russe ? 
En 2h20, sans l'ombre de l'ennui, et malgré les défauts de mise en scène ou de jeu, une galerie d'atypiques personnages vous emmène dans une valse endiablée, celle des ballets russes. Parti pris, décision formelle: c'est vers les femmes que notre attention se tourne... 
Le roman-fleuve de Tolstoï n'a pas pris une ride, et c'est pourquoi Vassart se livre à un délectable massacre des intentions masculines. Alors, oui, on trouvera Vronski assez insipide, comme il le dit lui même. Le récit se résume à un enchevêtrement de scènes finalement pas si déconnectées que cela les unes des autres... La subjugation n'est pas loin. 


Pour décor: un lustre, allumé comme une traînée de poudre dès le début du bal par Kitty, la jeune première, qui déçoit. Kitty, normalement si douce, qui ose à peine murmurer la déception induite par le comte Vronski. Dans la pièce, elle l'affirme, la hurle, telle une tigresse à qui on a ravit l'enfant. Mais Levine n'est pas si loin, et plus tard, c'est son lionceau qu'elle portera. Pour dissimuler le fond, rien qu'une toile de tissu, tantôt scintillante, tantôt rustre, selon l'intensité du moment. 
Mais commençons par le début: c'est d'abord Daria, enceinte, qui se retrouve humiliée par l'amoureux Stepan, son mari, celui qui ne peut réfréner ses pulsions pour aller flirter avec une petite française, ou encore le gratin de la bourgeoisie russe. Un seul mot d'ordre de la part des autres: le pardon, solidarité féminine oblige. 

Mais on a beau dire, elles ont beau voler la vedette aux hommes, elles sont toutes coupables ces femmes. Coupables d'avoir grandi dans une société patriarchale peut-être ? Et au milieu d'elles, voici la grande Golshifteh Farahani, iranienne d'origine qui tente de domestiquer tant bien que mal le dur exercice du monologue français. Elle s'y emploie plutôt bien, mais de toutes façons, son irradiante beauté fait oublier tout le reste, défauts de prononciation compris. Farahani semble en ce moment avoir le vent en poupe, puisqu'on la retrouvera même à Hollywood dans Pirates des Caraïbes 5 et le Paterson de Jarmusch.

Ce que Vassart a voulu explorer dans sa pièce, c'est la passion sous toutes ses formes. La passion platonique entre Kitty et Levine, celle d'un couple marié, qui s'étiole, entre Daria et Stepan et enfin le dilemme cornélien auquel est soumis Anna. Qui choisir ? Vronsky ou Alexis ? La passion ou la raison ? La liberté au prix de la perte de son enfant et devenir ainsi la risée de toute la Russie ? Phèdre n'est pas bien loin. Dans ce tourbillon de désirs et de devoirs, Anna sombrera, forcément. Magistralement, Farahani la joue heureuse, désabusée, folle, délirante, aimante, douce, colérique, hystérique, et enfin résignée. Les bals ne valent décidément plus rien pour elle. Le prix est lourd à payer, celui de ne pas jouer la comédie des erreurs des hautes sphères russes. L'abandon d'un enfant, de deux hommes, mais surtout le sien, d'abandon. 

Déroutante. C'est sans aucun doute ce qui caractérise cette mise en scène moderne, parfois un très épurée. Mais le plus étonnant, c'est qu'après avoir un peu oublié le récit, en se concentrant sur les personnages, on se rend compte que cela fonctionne.  Dans ce cadre spatiotemporel qu'est la Cartoucherie, là où les parisiens vont retrouver le temps d'une représentation une bouffée d'air pur, dans un théâtre presque fait de verdure, les soucis du quotidien vont et viennent. 

Tout cela n'a plus d'importance. Il n'existe plus que la scène, les acteurs et les spectateurs. Outre le lustre éclairé, comme les autres bougies, à la flamme, nous sommes transportés dans un autre monde, un peu magique, à quelques pas de Vincennes. Et c'est pour cela que ces 2h20 passent à une vitesse fulgurante, surtout si vous êtes assis au premiers rangs et que vous pouvez voir les expressions puissantes des personnages de Tolstoï rendus à la vie. 

Tiens, j'entends un train au loin... Celui qu'on aperçoit au début, celui qui signe la rencontre funeste entre Anna et Vronski.
Et si... c'était la fin ? 




mardi 7 juin 2016

"Julieta" de Pedro Almodovar


 "Voy a contarte todo"

C'est sous le signe de la confession que débute le nouveau Pedro Almodovar. Enflammé par la presse à Cannes mais boudé par les critiques espagnols, le film du plus excentrique des madrilènes divise. Moins excentrique, mais plus sombre, Julieta permet au spectateur, qu'il soit espagnol ou non, de ressentir avec plus d'empathie le destin de ces personnages somme toute, très ordinaires. 
Aujourd'hui, Julieta, heureuse, s'apprête à quitter Madrid avec son compagnon pour changer de vie et s'envoler vers le Portugal. Mais la réception d'une lettre et une rencontre fortuite va tout faire basculer: le poids du passé et ses démons sont bien trop pesants pour cette femme d'âge mûr qui a cru vouloir faire peau neuve. 
Alors, elle écrit. Pour sa fille, pour nous, mais pour elle, surtout. Apparemment, le film devait à l'origine s'appeler Silencio. La culpabilité est trop forte: il faut que sa fille Antia, qu'elle n'a revu depuis ses 18 ans, connaisse la vérité. 
Flash-back. Julieta, cette fois-ci incarnée par Adriana Ugarte, rencontre un inconnu dans le train au moment d'un suicide, et s'éprend de lui. Nous allons pouvoir alors dérouler toute la pellicule qui nous a emmenée vers la réaction impulsive de Julieta et sa volonté de ne plus quitter Madrid. 

Avec ce vingtième film, Almodovar qui se dit fasciné par la culture familiale en Espagne et la maternité, livre un film austère et moins transgressif que d'habitude. Et c'est tant mieux ! Point de surjeu chez les acteurs, point de travestissement ou de sexualité outrancière, Almodovar est dans l'émotion, dans le vrai. Il y aborde sobrement la douleur maternelle ultime, celle de perdre son unique enfant. Si Xoan semble déjà avoir une maîtresse, cela n'empêche pas les deux amants d'avoir une fille. C'est à ce moment là que les ennuis commencent...

Dans son premier vrai drame, Almodovar dirige ses deux actrices principales avec brio, si bien que leurs différences physiques s'estompent pour devenir une seule et même personne: le personnage éponyme du film. La plus belle scène restera, sans aucun doute, celle où Ugarte se métamorphose en Julieta de 40 ans (Emma Suarez) grâce à un procédé technique très ingénieux repris sur l'affiche: Antia, qui entretient la coloration des cheveux de sa mère, passe subtilement du passé (Ugarte) au présent (Suarez) au moyen de la serviette qui couvre pendant quelques secondes le visage de l'actrice. Autre indice qui évoque le passage inlassable du temps: les différentes coiffures de Julieta jeune, témoins de la mode alors en vogue des décennies traversées. 

Le montage est à ce titre absolument remarquable, oscillant entre moments passés et présents, le tout reliés par la lettre (ou la confession ? Car Julieta semble griffonner sur un cahier) écrite sans relâche. La plupart des plans fixes accordent au film une certaine pesanteur qui sied au sujet, tandis que la musique met l'accent sur les moments les plus pathétiques. Les décors ne sont pas en reste: si Madrid constitue l'épicentre du récit, là où tout commence et se termine, c'est en Andalousie et dans les Pyrénées qu'Almodovar est allé tourner pour la retraite d'Antia loin de cette mère infantile et  surprotectrice. Mais l'endroit qui concentre toute la tension dramatique, c'est la Gallice, là où la famille s'installe, là où la mort viendra réclamer son dû. La mer, comme son homonyme, est dévastatrice et sera néfaste au bonheur des personnages. 


D'ailleurs, si vous y prêtez attention, tout est annoncé au début, notamment lors des cours de Julieta jeune, qui se passionne pour l'étymologie grecque et la mythologie. L'apparition du cerf lors de la scène du train au couleurs très 70s, lorsque Julieta et Xoan se rencontrent, fait figure de symbole, car l'animal sera tué sous les rails. Le récit d'Almodovar prend vite la forme d'une tragédie au travers de laquelle chaque détail compte, notamment les objets telles les statuettes d'Ava. Selon Almodovar, même la couleur des murs n'est pas laissée au hasard, elle renvoie à un état d'âme du personnage principal (d'où cette espèce d'obsession pour le papier peint dans le film). 


Assagi, plus mature, il semble que Pedro Almodovar a aussi beaucoup gagné sur le plan esthétique. Très attaché à l'équilibre visuel, il construirait ses plans comme des tableaux en réalisant de multiples effets de couleurs, qu'il teste non seulement avec les acteurs mais aussi les autres éléments de la pièce. Et s'il accorde autant d'attention à la portée visuelle du film, c'est pour accentuer la solitude des personnage, la notre aussi. Solitude qui se mue bien vite en souffrance et dont on peine à s'échapper. 
Certains peuvent être gênés devant cette déferlante de sentiments. D'autres peuvent fustiger, au contraire, la lenteur du film et sa retenue. Mais ce qui est sûr, c'est qu'il ne vous laissera pas indifférent.