lundi 28 novembre 2016

William Blake, le génie du préromantisme anglais

William Blake
L'Ancien des Jours in Europe: Une Prophécie
Copie D du British Museum, 1794
Victor Hugo, Pieuvre Géante, 1866
Extrait des Travailleurs de la mer
« Le plus agaçant avec Victor Hugo, c’est que non seulement c’est un grand écrivain, mais c’est aussi un dessinateur de génie » a un jour affirmé ma professeure de Lettres Classiques et de Civilisation. 
Outre-Manche, on pourrait en dire autant du poète, graveur et artiste William Blake (1757 – 1827). Malheureusement négligé de son vivant et perçu comme un excentrique, voire un halluciné, Blake est à présent considéré à sa juste valeur, comme l'une des figures majeures du Préromantisme anglais. En Grande-Bretagne, les idéaux révolutionnaires de l'artiste n'étaient guère appréciés de ses contemporains: Blake aimait à provoquer dans les rues du quartier de Southwark, au sud de Londres, en arborant une flamboyante cape rouge. En 1789, année symbolique, Blake publie Chants d'innocence (Songs of Innocence). Influencé par Le Paradis perdu de Milton, ce recueil de poèmes constitue un manifeste déguisé en faveur de la Révolution française. Il y est question d'espoir, d'état de nature antérieur au péché. Cinq années plus tard paraît Chants d'expérience (Songs of Experience). Blake est dévasté. La Terreur règne en France depuis 1792. Toutes les espérances d'égalité sociale sont mises à mal par les Montagnards. Au fil des poèmes, Blake chante avec douleur la perte de l'harmonie originelle par l'instauration de lois arbitraires et de régimes politiques corrompus. 




Chez Blake, prophéties, réalité sociale et échos bibliques se mêlent pour construire une grande fresque épique qui relate la grandeur et décadence du genre humain. Entre 1790 et 1793, Blake rédige Le Mariage du Ciel et de l'Enfer. Ce long poème narratif est composé de prose, de vers mais aussi d'illustrations produites par l'auteur lui-même. Car si Blake est surtout connu pour sa poésie, son œuvre peint est également remarquable. L'anglais illustre ses propres écrits de gravures, aquarelles et eaux-fortes qui font de ses livres des œuvres d'art à part entière. 
Refusant de se proclamer artiste au même titre que ses confrères de la Royal Academy – il s'est d'ailleurs attiré les foudres de son président, Sir Joshua Reynolds - Blake adopte une méthode plus artisanale, empruntée au Moyen-Âge: il réalise des manuscrits illuminés en écrivant ses poèmes directement sur des plaques de bronze, à l'aide de stylets et de pinceaux trempés dans un matériau qui résiste à l'acide, ensuite employée pour renforcer le relief du dessin d'origine. Il évite ainsi délibérément la technique de l'huile, mais s'acharne à peindre dans la tradition du grand genre, la peinture d'histoire, en s'inspirant des textes fondateurs et d'auteurs mythiques: la Bible, Dante, Shakespeare et Milton. Selon Blake, les techniques artistiques dites « mineures »sont tout aussi propices à l'illustration des poncifs de la littérature occidentale. 
Le Mariage du Ciel et de l'Enfer est réputé pour les proverbes ou aphorismes du Ve chapitre qui explore l'opposition entre le Bien et le Mal. Blake y reconstruit la théogonie biblique de façon inversée: l'Enfer n'est pas le lieu des supplices, mais celui des possibles, au sein duquel se déploie un énergie quasi-dionysiaque, à l'encontre de la morale puritaine de son époque. Une des illustrations les plus connues du recueil représente le roi Nabuchodonosor II errant dans le désert, à quatre pattes. L'hybride entre l'humain et l'animal est accentué dans la version à l'aquarelle, qui dépeint les membres du roi babylonien dotés de griffes acérées. 
Nabuchodonosor, 1796 - 1805
Aquarelle, 54,3 x 72,5 cm
Tate Britain
Les Géants et les Titans, 1796
British Museum

Dans la section 'A Memorable Fancy', le narrateur se retrouve dans La Grande Imprimerie de l'Enfer, spectateur du savoir transmis de génération en génération. Au terme de son périple, il découvre les Géants et Titans responsables de la création du cosmos, reclus et repliés sur eux-mêmes. Ils semblent être enchaînés. Le texte fait allusion à la mythologie gréco-romaine, comme en témoigne la conception de l'Enfer par Blake. Or la figure centrale ressemble à un patriarche chrétien. Plus loin, Blake mentionne en effet Jesus et ses disciples. Blake n'a pas son pareil pour insuffler à son œuvre un syncrétisme religieux qui lui est unique. 
Thomas Phillips, William Blake, 1807
Huile sur toile, 92 x 72 cm
National Portrait Gallery
William Blake demeure l'exemple parfait de l'artiste qui a mis ses mots – ou ceux d'autres auteurs – en image. Ses illustrations se distinguent par une puissance visuelle rare, soulignées grâce à une palette novatrice et des modèles aux poses tourmentées. Il a eu une influence considérable dans l’histoire culturelle anglophone, du XIXe jusqu’à nos jours. Il fait figure de prophète visionnaire parmi les poètes de la beat generation. La contre-culture des années 60 s’est réappropriée les vers et l’iconographie de l’artiste, l’exemple le plus frappant étant le groupe de rock psychédélique The Doors, dont le nom est directement tiré du Mariage du Ciel et de l’Enfer : ‘if the doors of perception were cleansed, everything would appear to man as it is, infinite’
Plus récemment, c’est l’auteur britannique de fantasy, Phillip Pullman, qui s’est inspiré des visions cauchemardesques du poète pour sa trilogie A La Croisée des mondes (1995 – 2000). Il rend hommage à Blake grâce aux citations de vers qui apparaissent en exergue de nombreux chapitres, à l'instar des auteurs de romans gothiques qui placent leur œuvre sous l'égide des monuments de la littérature européenne. Tracy Chevalier (La jeune fille à la perle, 2000) s'inspire directement de Songs of Innocence et Songs of Experience pour la trame de son roman L'innocence (2007). Et c’est sans compter sur les romans graphiques et bandes dessinées qui puisent dans l’inspiration créatrice de ce révolutionnaire dans l’âme. 

                                       

Sources: Communiqué de presse de l'exposition William Blake du Petit Palais, cours d'hypokhâgne, The Doors (album éponyme), L'innocence de Tracy Chevalier, Wikipedia

jeudi 20 octobre 2016

"Cézanne et moi" de Danièle Thompson : changement de registre



Le 4 avril 1886, Cézanne écrivit à son ami d'enfance Zola : 
"Mon cher Emile, 
Je viens de recevoir L'Oeuvre que tu as bien voulu m'adresser. Je remercie l'auteur des Rougon-Macquart de ce bon témoignage de souvenir, je lui demande de me permettre de lui serrer la main en songeant aux anciennes années. 
Tout à toi, sous l'impulsion des temps écoulés."

Cette lettre du peintre post-impressionniste semble réfuter l'hypothèse d'une querelle qui aurait eu lieu après le quatorzième roman de la saga zolienne, suite à laquelle les deux amis ne renouèrent jamais plus. Et pourtant, le critique américain John Rewald considère cette missive comme un adieu définitif. 
Il n'en fallait pas plus à Danièle Thompson, la réalisatrice des Fauteuils d'orchestre, pour se saisir de l'un des sujets les plus brûlants de l'histoire artistique et littéraire du XIXe siècle. Décrié par la critique, raillé sur les réseaux sociaux, encensé par d'autres, Cézanne et moi a certainement fait couler beaucoup d'encre. Ce biopic mérite t - il une telle attention, un tel torrent de haine et de réactions enflammées ? 


Retour en coulisses. Le lieu ? Aix-en-Provence, collège Bourbon. L'année ? 1851. Zola, le fils d'un ingénieur des travaux publics italien, Zola le paria, l'étranger, se lie d'amitié avec le châtelain Paul Cézanne. C'est ainsi que commence le film. Ou plutôt, non : on y aperçoit en premier plan un Zola fatigué, qui accueille Cézanne dans sa luxueuse et trop bourgeoise villa de Médan, après la publication de L'Oeuvre. Premier acte, où la rencontre fictive pose les jalons d'une série de souvenirs que les deux artistes se remémorent avec délices, regrets et amertumes. L'origine de la dispute est là, si bien que Danièle Thompson confond la fiction et la réalité : à de nombreuses reprises, le spectateur se demande s'il s'agit d'une histoire d'amitié réelle entre ces deux provençaux devenus (de force) parisiens ou d'un passage du roman. 
L'Oeuvre tient dans ma bibliothèque une place toute particulière car c'est devenu, très vite, mon roman de langue française favori. Ce n'est donc pas un euphémisme de dire que j'attendais ce film avec impatience et appréhension. Découvert sur le tard, le roman de Zola réunit les deux domaines artistiques qui me tiennent le plus à coeur : peinture et littérature. C'était on ne peut plus naturel pour quelqu'un qui s'était improvisé comme chroniqueur des Salons, ces spectaculaires expositions qui accueillait les artistes agrées par l'Académie des Beaux-Arts. Or, le XIXe siècle signe l'apogée des manifestations artistiques destinées à promouvoir la création. 

François Biard, Quatre heures au Salon (l'heure de la fermeture), 1847
Huile sur toile, 57 x 67 cm, Musée du Louvre 

Comme dans le film de Thompson, on remarque à travers cette toile de François Biard que la scénographie différait considérablement de nos conditions modernes d'exposition : un public grouillant, des toiles entassées ça et là sans aucun schéma apparent, que l'on lisait au moyen du catalogue distribué à l'entrée, aroborant les noms des peintres, dates et titres des oeuvres. Seulement, et c'est ce qu'explique Zola dans son récit, seuls les artistes favoris du jury ou qui réalisaient des peintures dites d'"histoire", au grand format, figuraient à hauteur d'oeil. Le lecteur l'aura compris bien vite, Claude Lantier, le personnage principal de L'Oeuvre, ne parviendra que très difficilement, contrairement à ses camarades parvenus, à obtenir le soutien financier d'un mécène. 
En 1863, pour pallier à cet élitisme forcé, Napoléon III ouvre un second Salon, celui des refusés, afin de favoriser la création artistique contemporaine (entendons : les réalistes et les débuts de l'impressionnisme). Hélas ! Même les innovateurs comme Manet, grand favori de Zola, ne trouveront pas grâce aux yeux du nouveau jury. Son Olympia est d'emblée refusée, considérée comme bien trop provocante aux yeux de ce Second Empire pudibond. Ce qui ne manque pas d'étonner l'écrivain, qui rédige une critique assassine de la Vénus de Cabanel présentée la même année, pourtant débordante de sensualité, mais cautionnée par sa référence mythologique. 
Alexandre Cabanel, La Naissance de Vénus, 1863 
Huile sur toile, 130 x 225 cm, Musée d'Orsay
Edouard Manet, Olympia, 1863
Huile sur toile, 130 x 190 cm, Musée d'Orsay
                                                                      
                                                   
Ce contexte sulfureux a bien entendu inspiré Zola pour la création du personnage de Claude Lantier, fils de Gervaise Macquart (L'Assomoir) et d'Auguste Lantier, hybride entre Manet, Monet et Cézanne. Mais, selon Danièle Thompson, surtout Cézanne, alors que de Paul, Claude ne semble qu'en avoir le mauvais caractère. L'Oeuvre conte la carrière d'un peintre, qui avec ses camarades, aspire à révolutionner le monde de l'art. Alors que ceux-ci réussissent financièrement, notamment son grand ami, l'écrivain Sandoz (qui, ô, par le plus commun des hasard, s'engage à rédiger une chronique d'une famille sous le Second Empire ! Ca ne vous rappellerait pas quelqu'un ?), lui au contraire, essuie échec sur échec. La peinture de Claude est lourde, résolument moderne, personne sinon lui ou Christine, son amante et modèle, ne la comprend. C'est un artiste maudit que son obsession de la perfection et de la couleur conduira au suicide. 

Mais L'Oeuvre est aussi une histoire d'amitié. Une amitié farouche, conflictuelle, fraternelle, entre le peintre et l'auteur Sandoz (avatar de Zola, nous le comprenons bien vite). Et c'est ce volet du roman qui a suscité l'intérêt de Danièle Thompson. 

Et pour cause, cette fille de (Gérard Oury) suivit des cours d'histoire de l'art à New York dans les années 60. Bien que connue pour ses comédies douce-amères qui révèlent nombreux règlements de compte à travers ses piques et répliques fusantes (La Bûche, Des gens qui s'embrassent), co-scénariste sur les plateaux de papa (La Grande Vadrouille, Rabbi Jacob), Danièle Thompson signe un film qui suit le destin tragique de deux hommes. C'est peut-être bien là le souci : on ne sait jamais vraiment où se situe la prise de parti entre l'humour et le drame. 


Le montage également qui se pose comme une exploration entre le passé et le présent des deux artistes, introduit la notion de va-et-vient dans les souvenirs, censé donné au scénario plus de rythme. Pari manqué. Le récit perd en fluidité et sera malheureusement incompréhensible pour le spectateur étranger à Zola, la peinture du Second Empire et l'histoire du XIXe siècle. Qu'une chose soit claire : Cézanne et moi n'est absolument pas fait pour démocratiser l'art et la culture de cette époque. Des noms de peintres et écrivains esquissés s'ébauchent : Bazille, Monet, Champfleury... On les croise sans jamais les connaître en profondeur. Ceci dit, Danièle Thompson aura au moins le mérite de ravir les muséogeeks, apprentis artistes et amoureux de la littérature française : avouons-le, c'est toujours agréable de voir son ego flatté en reconnaissant tel personnage ou oeuvre dans un film, comme si vous partagiez le secret de son scénariste er que vous étiez sur la même longueur d'onde. 

On a beaucoup reproché à Cézanne et moi l'absence de peinture. Des toiles, nous en voyons peu, ou de dos, de côté. Au Salon, le monumental Déjeuner sur l'herbe de Manet, une reproduction, manifestement, dont les dimensions ont été bien trop exagérées, polarise le regard de tous les spectateurs. Rappelons toutefois à la critique facile le problème de droits et de fonds auquel doivent se confronter les producteurs pour faire figurer une oeuvre dans un film. Quant aux répliques par d'autres peintres, elles sont bien souvent inexactes, ratées ou trop différentes des originaux. Je pense à ce titre aux atroces copies - mis à part l'oeuvre titre - de Vermeer dans le film La Jeune fille à la perle adapté du très ambigü roman de Tracy Chevalier, ou encore aux peintures préraphaélites de la série BBC Desperate Romantics, qui manifestement n'avait pas le budget nécessaire pour acheter les droits de reproduction autres que celui du célèbre Ophelia de Millais. 
Afin de contourner ce parcours semé d'embûches, Danièle Thompson a décidé d'adopter une perspective artistique radicalement différente qu'on retrouve souvent chez les réalisateurs qui accordent une attention toute particulière à l'esthétique de leur film : celle de retranscrire la peinture à travers la photographie, le cadrage, les plans, les teintes, comme si elle construisait un tableau. La Montagne Ste-Victoire se dessine dans plusieurs scènes, sans que l'on voit ce qui apparaît sur la toile de Cézanne (le mystère reste ainsi entier !), le pique-nique joyeux fait, bien entendu, référence au Déjeuner sur l'herbe, de Monet, cette fois-ci. 

 

Paul Cézanne, La Montagne Ste-Victoire vue des Lauves, 1902-1904
Huile sur toile, 69,9 x 89,5 cm, Philadelphia Museum of Art

 
                                                                                             Claude Monet, Déjeuner sur l'herbe, 1865-1866
                                                                                                                     Huile sur toile, 130 x 181 cm, Musée Pouchkine


S'il faut saluer la réalisation créative du film, force est de constater que la direction d'acteurs est inégale. Ce que j'ai apprécié, c'est le parler moderne des personnages, qui redonne un souffle de jeunesse à nos héros. Point de phrasé bourgeois, d'accents guindés ou d'expressions aristocratiques : Thompson a préservé la simplicité des romans de Zola, et c'est de ce côté ci que le film rend le sujet accessible. Ces artistes, finalement, on pourrait les croiser aujourd'hui. 
Non, ce qui est plus gênant finalement, c'est Gallienne. Gallienne, qui se donne des airs de monstres sacrés et réduit le protagoniste de Cézanne / Claude Lantier à l'état de caricature, entre le peintre frustré, l'homme colérique et un Pagnol embourgeoisé. Gallienne qui force son accent provençal, si bien qu'on ne l'écoute même plus. Gallienne qui peint sans peindre. Nulle mention de sa technique révolutionnaire, à la charnière entre le post-impressionnisme et le cubisme. De lui, on n'apprendra rien. Celui qui m'a étonnée en revanche, c'est Canet. Plus rétive à ce réalisateur/ acteur bobo de la Place des Vosges, j'ai découvert en lui un Zola fatigué, sur le tard, résigné, en retrait. Et puis, son moment de bravoure survient lorsqu'il éructe face à Cézanne que lui aussi se torture pour une phrase, un paragraphe, passant des nuits entières devant. Le travail, toujours le travail. Sauf que lui ne le jette pas à la figure des autres comme Cézanne. C'est plus fort que lui, il ne peut pas en parler, c'est dans sa nature. Il préfère rester loin des honneurs et de la foule déchaînée. Au cours du récit, la tendance s'inverse : Cézanne l'ancien bourgeois s'appauvrit, devient le révolutionnaire, le garçon en chemise, et Zola le fils d'ouvrier trouve le confort, fréquente les hautes sphères artistiques, et sera croqué par Manet, Fantin-Latour, et bien d'autres encore... Il faut dire que la ressemblance de Canet avec le portrait de Manet est frappante. 

                     
                               Edouart Manet, Emile Zola, 1868
                                         Huile sur toile, 114 x 146,5 cm
                                                      Musée d'Orsay

C'est donc vraiment dommage que Danièle Thompson n'ait pas plus porté d'attention aux femmes de l'histoire, non seulement parce que Christine est décisive au développement de L'Oeuvre, mais aussi parce qu'elle est parvenue à dénicher une jolie brochettes de bonnes actrices (ce qui, on l'aura compris, n'est pas toujours le cas pour les hommes...). De plus, le corps féminin et le désir font partie intégrante des problématiques du film. Chez le peintre et l'écrivain, chacun tente tant bien que mal, chacun à leur manière, de saisir dans leur art la chair féminine. Le nu, la pose pour Cézanne, l'observation discrète et la pulsion sexuelle réprimée chez Zola. Et c'est pour cela que j'aimerais attirer votre attention sur cette nouvelle jeune première qu'est la petite belge Déborah François. 





Paul Cézanne, Les Grandes baigneuses (détail), 1902 - 1904
Huile sur toile, 208 x 249 cm, Philadelphia Museum of Art

Chez Déborah François, on perçoit Hortense, la modèle, amante et femme de Cézanne bien sûr, mais pas que. Chez Déborah François, on perçoit Christine, Nana, Victorine Meurent (favorite de Manet), et toutes les académies des peintres modernes de cette deuxième moitié du XIXe siècle. En ce sens, elle crève l'écran face à la femme de Zola, qui pourtant campe un rôle de femme bien plus forte et affirmée. Mais sa colère est trop frontale, trop évidente. Une des plus belles scènes est celle où Hortense pour la première fois explose face à Cézanne, s'époumone, fatiguée d'être devenue sa chose, son sujet d'étude, un simple corps à poser sur la toile. Surtout en découvrant ce qu'il fait de ses Baigneuses... Déborah François dans Cézanne et moi c'est LA femme par essence de ce siècle charnière, même si son anachronique canon de beauté faisant écho aux rondeurs charnelles d'Alexandrine ne se prête pas tellement aux idéaux d'antan. 




Rien n'est moins simple que de se frotter au difficile exercice du biopic d'artiste. Danièle Thompson a réussit à  trouver un équilibre - certes fragile - entre un scénario attractif (limité dans le temps) et une sublime photographie pour rendre son film plus dynamique que le soporiphique Mr Turner ou Big Eyes de Tim Burton qui manquait cruellement de relief et faisait passer Amy Adams pour une véritable hystérique. Non-spécialistes, allergiques à l'histoire de l'art, spectateurs peu avertis, public qui ne veut pas réfléchir et se caler dans son fauteuil pour se laisser porter, passez votre chemin. C'est donc une tentative un peu ratée, mais qui ne lassera pas de vous surprendre. Alors, entre les deux Guillaume, plutôt team Gallienne ou team Canet ? 






mercredi 21 septembre 2016

Le Lorrain et le jardin anglais


Le Lorrain, Paysage pastoral, 1644
Huile sur toile, 98 x 137 cm
Musée des Beaux-Arts de Grenoble

"Rigide et menaçant"
Voici les deux qualificatifs que Nietzsche aurait employés pour décrire un tableau du Lorrain. Lequel ? Cela, l'histoire ne le dit pas. Mais ce qui est certain, c'est que les toiles de Claude Gellée semblent susciter la plus vive émotion, ce qui est d'autant plus surprenant lorsqu'on sait que le philosophe allemand se plaisait à répéter qu'il n'aimait guère la peinture. 

Claude Gellée, dit "Le Lorrain" est né au château de Chamagne en 1600. Troisième d'une famille de cinq enfants, le Lorrain ne fera jamais de détour par la capitale. Sa formation artistique débute dès le plus jeune âge, alors que le petit Claude parcourt bois, champs et vallons de l'actuelle Moselle. Alors apprenti pâtissier, le Lorrain quitte très tôt sa région d'origine pour se rendre en Italie. C'est en travaillant comme cuisinier auprès du maniériste Agostino Tassi (1556 - 1644) qu'il apprend à peindre. Il effectue un séjour à Naples entre 1617 et 1621 dans l'atelier du paysagiste Godefroy Walss. Le Lorrain ne revient que brièvement en France par l'Italie puis l'Allemagne (1625 - 1627) pour collaborer avec le peintre baroque Claude Déruet (1558 - 1660), afin de décorer l'église des Carmélites. Il s'établit ensuite à Rome de façon définitive. Admirateur d'Annibal Carrache (1560 - 1609), il acquiert peu à peu son propre style dans lequel le travail sur la lumière et les effets atmosphériques auront un rôle majeur. 

Annibal Carrache, La Fuite en Egypte, 1603
Huile sur toile, 122 x 230 cm
Galerie Doria-Pamphili, Rome
Le Lorrain reçoit d'abord des commandes du pape Urbain VIII. Après sa rencontre décisive avec Nicolas Poussin (1594 - 1665), il peint de nombreux ports imaginaires et des paysages de ruines néo-classiques. La plupart représentent une scène de crépuscule, baignée par la lumière rasante d'un soleil couchant situé dans la ligne de fuite de la composition, placée à hauteur d'oeil. C'est à cette époque qu'il produit des scènes d'embarquement (Port de mer au soleil couchant, 1639; Ulysse remet Chryséis à son père, 1644; Le Débarquement de Cléopâtre à Tarse, 1642). 
Nicolas Poussin, Et in Arcadia ego, 1638 - 1640
Huile sur toile, 85 x 121 cm
Musée du Louvre 
A partir de 1645, le Lorrain puise son inspiration dans les sources antiques ou bibliques. La lumière de ses tableaux devient plus uniforme et paisible (Marine avec Apollon et la Sybille de Cûmes entre 1645 et 1650; Mariage d'Isaac et Rebecca, 1647; L'Embarquement de la Reine de Saba, 1648). Les scènes de pastorales semblent directement issues des Géorgiques de Virgile. Vers la fin de sa carrière, la palette du Lorrain se charge de nuances argentées et ses titres endossent une portée plus symbolique (Paysage avec Tobie et l'ange, 1663; Paysage avec Enée chassant sur la côte de Libye, 1672). L'artiste meurt de la goutte en 1682, avant d'être inhumé à Rome dans l'église Trinita dei Monti. 

Le Lorrain, Embarquement de la reine de Saba, 1648
Huile sur toile, 149 x 194 cm
National Gallery, Londres

Entre onirisme et poésie, la mise en lumière des toiles du Lorrain accorde au paysage une place prépondérante, alors qu'il sert pourtant de simple cadre à une scène biblique ou mythologique. La référence littéraire n'est en réalité qu'un prétexte à l'expérimentation picturale. Ainsi, même les personnages de premier plan sont de petite taille. 
La reconnaissance du Lorrain Outre-Manche est telle que les britanniques le désignent seulement par son prénom, "Claude". Ce dernier devient rapidement synonyme d'esthétique du pittoresque. Au XVIIIème, l'expérience de la beauté de la nature remet en cause les valeurs du rationalisme célébrées par les Lumières. La notion de picturesque est introduite par l'artiste William Gilpin en 1782 dans un manuel de tourisme qui préconise aux voyageurs d'admirer le paysage anglais selon cette esthétique naissante. Le picturesque se situe à la charnière entre le beautiful et le sublime. Ces deux concepts définis par l'essayiste Edmund Burke (1729 - 1797) dans son traité A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas on the Sublime and the Beautiful (1757) posèrent les jalons de la sensibilité préromantique en Grande-Bretagne. Selon Burke, ils répondent à des critères bien différents. L'expérience du beau provient de la contemplation de la belle forme, suscitant des sentiments agréables et apaisants. En revanche, l'expérience du sublime est considérée comme trop imposante et ne peut que provoquer terreur et épouvante. Le motif typique du sublime, c'est l'image du spectateur debout au bord d'une falaise escarpée, tel le modèle de dos du Voyageur au-dessus de la mer de nuages

Caspar David Friedrich, Voyageur au-dessus de la mer de nuages, 1817 - 1818
Huile sur toile, 94,4 x 74,8 cm
Kunsthalle de Hambourg

Contrairement à l'idéal prôné par Burke, la variété et l'irrégularité de la campagne anglaise, ses phénomènes météorologiques changeants et les ruines deviennent les poncifs du pittoresque. Il ne faut pas inspirer au spectateur l’horreur et la fascination, mais le charmer, lui plaire et même le surprendre[1]. Le picturesque devient un idéal typiquement local afin de faire concurrence aux règles classiques de la pastorale adoptées par les Maîtres français et italiens. 
Attribué à Thomas Gainsborough
L'homme au miroir noir
British Museum
Selon William Gilpin, les toiles du Lorrain et le Lake District (Nord-Ouest de l’Angleterre) sont particulièrement propices à l’expression du pittoresque. Les artistes préromantiques anglais parcourent cette région et peignent sur le motif grâce au miroir noir (aussi appelé « miroir du Lorrain »). Cet accessoire légèrement convexe teinté au noir de fumée leur permet de réaliser des esquisses rapides d’un site donné en dissolvant les tonalités, présentant ainsi un cadrage optimal de la scène isolée de son contexte, ensuite retravaillée en atelier.

A la fin du XVIIIème siècle, la « querelle du pittoresque » fait rage en Angleterre. Nombreux sont les  peintres et philosophes qui préfèrent la grandiose esthétique du sublime louée par Burke à l’idéal du picturesque qui suppose une mise en scène du spectateur. Les tableaux du Lorrain présentent une version idéalisée de la nature, ce que les paysagistes britanniques tentent de recréer en aménageant leurs jardins comme une composition picturale. Le jardin à l’anglaise se développe en effet depuis le début du XVIIIème siècle. Son modèle se répand progressivement en Europe, si bien que sa vogue surpasse celle du jardin à la française. A travers la réalisation des jardins de Versailles, le Nôtre, influencé par la peinture classique, avait déjà imposé les règles de l’art floral et paysager. Or, leur symétrie excessive fut considérée en Grande-Bretagne comme trop révélatrice de la domination de l’homme sur la nature. 



Des paysagistes anglais tels que William Kent (1685 – 1748) et Capability Brown (1716 – 1783) recherchèrent l’harmonie des coloris et des volumes, ainsi que l’effet de profondeur inspiré de la technique du repoussoir établie par le Lorrain : ce ne sont plus les allées rectilignes qui organisent la composition, mais l’utilisation de bosquets d’arbres en bord de sentiers qui entraînent le regard du promeneur vers l’horizon. Ce dernier a donc l’impression de contempler une nature vierge de toute intervention humaine, alors que l’English landscape garden requiert une organisation méticuleuse de la part du paysagiste, ainsi qu’un entretien régulier. Le domaine de Stourhead (Wiltshire), classé au patrimoine des sites historiques britanniques, demeure à ce jour l’un des exemples les plus célèbres du jardin à l’anglaise conçu à partir des paysages imaginaires du Lorrain.
 

 
L’année 1794, le Baron Sir Uvedale Price vilipenda le paysagiste et architecte Lancelot Brown dans son Essay on the Picturesque, affirmant que les formes régulières et sinueuses de ses jardins semblaient bien artificielles pour l’œil aguerri d’un esthète. Selon la première génération de Romantiques, le paysage doit refléter les passions humaines et provoquer les sensations attendues au contact d’une nature sauvage, sublime. Des spécialistes tels que Price préfèrent les plans plus grandioses de certains jardins anglais à ceux de Brown, que celui-ci perçoit comme une métaphore du tableau, un mode de rapport à la nature idéal qui va jusqu’à la dépasser : ses landscape gardens supposent une mise en scène du spectateur qui participe à cet art de la composition.

Nathaniel Dance, Capability Brown, vers 1773
Huile sur toile, 75,2 x 63,2 cm
National Portrait Gallery
Devenu depuis lors le paysagiste architecte le plus célèbre des îles britanniques, il reçut le surnom de « Capability Brown » : selon la légende, Brown assurait à ses mécènes que l’aménagement paysager serait possible grâce à l’exploitation du potentiel du site (good capability). Horace Walpole (1717 - 1797), l’initiateur du roman gothique anglais et auteur du Château d’Otrante (1764) caractérisait lui-même Brown de very able master (grand maître). La popularité de Lancelot Brown déclina rapidement après sa mort, avant de connaître un regain d’intérêt à l’époque edwardienne.

Né dans le village de Kirkharle (comté de Northumberland), ce membre de la gentry rurale entra en apprentissage chez le propriétaire foncier Sir William Lorraine qui possédait le domaine de Kirkharle Hall. On lui enseigna la composition florale et végétale. Quelques années plus tard, il reçut sa première commande et dut concevoir les plans d’un lac pour le parc de Kiddington Hall en Oxfordshire. En 1739, Brown s’installa à Stowe dans le Buckinghamshire, au service de Lord Cobham. Deux ans après, il fut promu au titre de jardinier en chef du domaine.
C’est dans les années 1740 – 1750 que le succès de Brown atteignit son apogée et qu’il reçut de nombreuses commandes de la part de familles anglaises fortunées. A cette époque, Brown emménagea à Hammersmith, proche de marchands de graines réputés et de clients potentiels. Ses voisins, la famille Holland, avec qui il se lia d’amitié, furent également décisifs pour recommander Brown à de riches mécènes. Les Holland avaient plusieurs connections de qualité dans le monde de l’architecture, et c’est ainsi que Brown put réaliser lui-même les plans de maisons, rotondes et autres bâtiments. Il considérait à ce titre la conception d’un domaine foncier comme un art à part entière.



Croome Court (ci-dessus), qui appartenait aux Coventry, devint le premier projet marquant dans la carrière de Brown. A partir de 1751, il employa tout son génie à créer un parc aux proportions monumentales. Les pelouses s’étendent depuis le manoir aux valons de la rivière Croome, en réalité un canal creusé par les ouvriers de Brown. En 1764, Capability Brown fut nommé Maître Jardinier à Hampton Court par George III.

Plan de Badminton House au XIXe siècle
A Croome et pour la conception d’autres domaines, Brown préconisa la plantation de nombreux arbres (on murmure que plus de 100 000 furent plantés à Fisherwick). Brown agrémentait les collines de denses bosquets pour renforcer le panache de certains terrains en pente. Il avait l’habitude de favoriser les espèces anciennes et de les arranger en massifs plutôt que de planter quelques spécimens çà et là, ce qui avait rencontré les honneurs des paysagistes de la génération précédente. Amoureux des cèdres du Liban, Brown s’évertuait également à promouvoir les espèces locales. Tout aussi significative était la présence de cours d’eau, qui apportaient lumière et reflets à l’espace tout en le rendant plus vaste. Brown produisait les plans de ses canaux pour qu’on puisse voguer sur ceux-ci tout en admirant la beauté du paysage.

Milton Abbey
Warwick Castle

L’idée de progression, de cheminement, est essentielle dans la conception des jardins de Brown. Il a développé sa propre esthétique à une époque où la vogue du jardin d’agrément s’essoufflait. A l’encontre du système géométrique classique, Brown tente de mettre en valeur certains points de vue remarquables, qui s’ouvrent sur des fenêtres pittoresques révélant tout à tour étangs, prairies et éboulis de rocailles. 
Salvator Rosa, Apollon et la Sibylle, 1657 - 1658Huile sur toile, 174 x 259 cm
Wallace Collection
Si les toiles du Lorrain influencèrent Brown pour la majeure partie de ses compositions, le paysagiste puisa également son inspiration dans les scènes tumultueuses du peintre Salvator Rosa (1615 - 1673) et l'art floral chinois. Brown a en effet substitué à la perspective optique de l’art classique la perspective atmosphérique de la peinture anglaise. Ce ne sont plus les allées qui organisent les plans de la composition, c’est la brume du lointain qui crée l’effet de profondeur. La poésie et l’aspect sauvage du lieu sont exaltés.
William Aikman, William Kent, vers 1723
Huile sur toile
National Portrait Gallery

Brown a conçu les plans de 170 jardins anglais. Sa célébrité a quelque peu éclipsée celle de l’un des créateurs majeurs du English landscape garden, William Kent (1685 – 1748), avec qui il travailla pour la conception du parc de Wakefield. La plupart des domaines et jardins de Brown sont aujourd’hui ouverts au public, propriété du National Trust.


Sources Internet : colloque international sur le pittoresque (Université Lille 3), cours de Master « Portraiture and Landscape in Great-Britain » (Université Paris 7), www.culture.vosges.fr, Encyclopédie de l’Agora, gardenvisit.com, www.larousse.fr, Musée du Louvre














[1] Eighteen century collections online : http://quod.lib.umich.edu