mardi 11 septembre 2018

Entre art et littérature avec Marianne Camus

Spécialisée en littérature victorienne et professeure à l'Université de Bourgogne, Marianne Camus concentre ses recherches autour de l'esthétique de l'écriture féminine et la théorie du genre dans la littérature britannique du XIXe, notamment dans les oeuvres de Charles Dickens et celles des écrivains femmes. 


Les Carnets de Viviane: Parlez-nous de vos travaux sur l'époque victorienne
Marianne CamusJ’ai débuté mes recherches en travaillant sur l’articulation des notions d’esthétique et de politique, en me concentrant sur le genre et la classe sociale en littérature victorienne. Littérature et peinture étant associées à l’époque en Angleterre (peinture narrative ou illustrant œuvres littéraires, écrivains étant aussi artistes), j’ai vite travaillé dans les deux domaines et suivant deux lignes : 1) la construction et la manipulation de stéréotypes féminins par les hommes dans romans, poésie et art, 2) La réponse des femmes à ces stéréotypes imposés.  Par exemple la création d’héroïnes non conformes (Charlotte Brontë), le brouillage des stéréotypes (George Eliot), ou le travail de sape discret mais efficace (Gaskell). Je ne cite ici que des écrivaines car au début, du moins, les artistes peintres victoriennes semblaient simplement ne pas exister. J'ai donc suivi une recherche de femmes artistes oubliées et l’examen de leur travail et l’analyse de leurs différences par rapport aux normes masculines, ou de l’absence de différence,  qui est parfois frappante ou encore le pas de côté effectué par certaines (Barbara Bodichon) se concentrant sur le paygage.  

Barbara Leigh Smith Bodichon, Une procession encapuchonnée, non daté
Aquarelle sur papier, 25,4 x 35,5 cm
Collection Mark Samuels Lasner, University of Delaware Library

Les Carnets: Pourquoi pensez-vous que l’art de la période victorienne connaît à présent un regain d’intérêt, en particulier outre Manche ? 
MC: Les frémissements d’un regain d’intérêt remonte aux années 90 et se cristallise avec l’ énormes expo de 2003 de la collection d’Andrew Lloyd Webber qui avait acheté des tas de tableaux très bon marché dans les années 60 et 70 alors qu’ils étaient très peu chers. 
Cela correspond avec un désir de retrouver et de se reconnaître dans une période puissante et glorieuse du pays, l’Angleterre ayant du mal à se voir comme nation ordinaire.  A cela s’ajoute dans les années 2000 le grand questionnement : qu’est-ce qu’être anglais ? (les Ecossais ou les Irlandais ont une vision de leur identité nationale bien plus affirmée).
Sans oublier, bien sûr les considérations marchandes.

 


Les CarnetsDésirs et voluptésBeauté, morale et volupté dans l’Angleterre d’Oscar Wilde, voici de récentes expositions  qui mettent à l’honneur la représentation de la femme. Comment peut-on expliquer un tel engouement pour le sujet, après des années de rejet de la peinture britannique ? 
MC: D’abord les termes choisis : désir, morale et volupté et leur connotation de sexualité transgressive.  Le nom d’Oscar Wilde, qui n’est actif qu’en toute fin de siècle, confirme cette lecture. 
Ensuite le fait que plus que des représentations de la femme, ces peintures sont des représentations des fantasmes masculins de la femme. A une époque où les femmes s’affirment en tant que sujets, ce que les hommes trouvent parfois un peu difficile à vivre, un peu de régression est toujours agréable. 
Il me semble qu’il s’agit surtout d’un mouvement de mode, plus que d’un vrai travail sur l’art victorien. L’expo mentionnée se contentait d’accumuler les œuvres dans un joyeux fouillis,  comme pour montrer par la multiplicité des exemples que l’Angleterre victorienne était aussi obsédée par le sexe que la nôtre. Ce qui n’est pas vraiment un scoop.

Les Carnets: Vous avez écrit sur la figure de la sorcière dans l’œuvre de Dickens. C’est un motif qui fascine aussi les artistes de l’époque. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
MC: Plus que la sorcière (ça c’est vraiment Dickens), il me semble que les artistes victoriens sont fascinés par la figure de la femme fatale (qu’ils ont pour ainsi dire inventée) et celle de la femme dévorante.  Pour la femme fatale, il n’y a qu’à regarder la plupart des peintures de Rossetti ou La belle dame sans merci de Dicksee ou la belle dame de la légende médiévale est transformée de manière très claire en femme fatale pour qui sait lire l’image, ce que les Victoriens faisaient sans peine.  Quand à la femme dévorante, il n’y a qu’à se référer aux nombres de sirènes dans l’art victorien (Le pêcheur et la sirène de Lord Leighton en est un exemple parmi plein d’autres). Ou aux nombres de peintures où la femme prend l’initiative sexuelle, le plus connu étant Phyllis et Démophon de Burne-Jones qui suscité la colère des critiques contemporains pour cette raison même.  De nouveau, il n’est pas difficile de trouver d’autres exemples de représentation de femmes non conformes aux stéréotypes et de la fascination et de la crainte qu’elles suscitaient. 
Je pense également qu’il ne faut pas oublier quand on parle des femmes puissantes ou dévorantes, de leur contrainte, les femmes victimes. Cf. le nombre d’Ophélie peintes à l’époque, ou de femmes ‘déchues’ finissant dans la rue ou sous les ponts (Millais, Egg par exemple)

Franck Dicksee, La Belle Dame sans merci, vers 1901
Huile sur toile, 137 x 188 cm
Bristol Museum and Art Gallery

Les Carnets: Quel a été l’impact d’artistes et modèles femmes comme, par exemple, Elizabeth Siddal, peintre et muse préraphaélite ? 
MC: Je pense que les femmes muses ont simplement été utilisées par ces artistes toujours à la recherche de ce qu’ils appelaient des « stunners » pour alimenter la représentation de leur féminité rêvée. Je pense également qu’il y a encore un énorme travail à faire pour redécouvrir et réévaluer toutes les femmes artistes qui, parce qu’elles étaient intimement liées à des artistes connus, ont été rangées au rang de muse ou compagne. 
Edith Hayllar, Averse d'été, 1883
Huile sur toile, 53,4 x 44,2 cm
Royal Academy, Londres
Certaines, comme Rebecca Solomon  a travaillé dans la peinture narrative un peu de manière romanesque pour montrer la situation des femmes pauvres. D’autres comme Joanna Boyce ou Lucy Madox Brown ont produit des portraits de femmes qui sont de vrais portraits et pas des représentations  de créatures extraordinaires. Edith Hayllar remet aussi tranquillement en question les normes alors en cours (Averse d’été). Et il y en a d’autres. 

Les Carnets: Sur quels domaines vos travaux futurs portent-ils ? 
MC: Je travaille en ce moment sur la notion de réseaux de femmes artistes, mais pas limité à l’Angleterre. Deux journées d’études sur la place des femmes dans les réseaux mixtes (à partir du 18ème), et sur la création de réseaux féminins (20ème), sera suivie l’année prochaine d’une journée sur l’art contemporain et la notion de réseau global. 


mardi 4 septembre 2018

Le fantasme de la chevelure dans la culture fin de siècle

"Toute ta chevelure, Mélisande, toute ta chevelure est tombée de la tour !s’exclame Pelléas, le héros de la pièce de Maurice Maeterlinck (1862 – 1949). Cette scène illustre dévoile la fascination des artistes de la fin du 19ème pour la chevelure féminine. En littérature et dans les arts en Europe, on remet progressivement en question les diktats du bon goût en matière de canons de beauté. 
Dante Gabriel Rossetti, Lady Lillith, 1866
Huile sur toile, 85,1 x 96,5 cm
Delaware Art Museum
Les visages de modèles issues des classes laborieuses tels celui de Victorine Meurent, la favorite de Manet, ou de Joanna Hiffernan, qui pose pour Courbet puis Whistler, témoignent d’une esthétique libre, spontanée. Tout aussi mémorable est leur flamboyante chevelure rousse. Si à l’époque romantique, il était d’usage de porter les boucles sur le dessus du crâne pour les femmes, les tableaux montrent des hommes tourmentés, cheveux aux vent. C’est la période victorienne qui voit naître des coiffures féminines très travaillées. Les cheveux de la femme représentent sa plus grande fierté, tant chez les pauvres que chez les riches. 
Selon les victoriens, l’apparence révèle l’essence. La chevelure constitue l’un des traits physiques aux significations les plus complexes. Si l’on cherchait à dissimuler le corps féminin, la chevelure était l’attribut le plus visible, donc public. C’est une matière souple, donc capable d’exprimer le changement sur le plan social mais aussi personnel. Parce qu’il était rare de voir des femmes aux cheveux dénoués, on percevait ceux-ci comme relevant du domaine de l’intime. A une époque où la coiffure masculine devient courte et simple, la chevelure se met à évoquer la matérialisation de la féminité. 

Les soins capillaires féminins 
Au couronnement de la reine, l’accès à la mode, aux soins et aux arts était réservé aux membres de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie uniquement. Ce n’est que pendant la période victorienne que les classes laborieuses se mirent à les imiter. A la fin du siècle, elles reproduisaient même les pratiques des élites. Voici le style de coiffure victorien typique : avec la raie au milieu du crâne, la chevelure est nouée sur la nuque pendant que des boucles ou tresses retombent sur les tempes. Il était fréquent que relever sa chevelure en un chignon bas. Un changement de pratique s’opère dans les années 1890 : la liberté relative des naughty nineties[1]autorise les femmes à porter des coiffures plus décontractées. On continuait à se faire pousser les cheveux pour les peigner sur un front dégagé avant de les surélever vers l’arrière du crâne et les côtés, ce que l’on désignait sous le nom de « style Gibson »[2] ou « coiffure pompadour ». De plus en plus d’accessoires ornent la coiffure : diadèmes, bandeaux, peignes et perles. 

La dureté des shampoings rendait le lavage des cheveux fastidieux, donc rare. Les femmes nettoyaient leurs mèches en les brossant chaque jour. On pouvait également enduire la chevelure d’huiles ou de parfums. On appliquait houppettes et extensions au-dessus des oreilles pour créer une illusion de volume, afin créer un équilibre entre la taille de la tête et celle du buste, proportions qu’on enseignait aux artistes. La maladie seule nécessitait la coupe. Régulièrement, on faisait tailler ou roussir les pointes pour préserver leur santé et accélérer la pousse. 
La chevelure blonde était perçue comme éminemment angélique. C’est pourquoi les brunes se décoloraient les cheveux avec des produits variés qui donnaient lieu à de surprenants reflets roux, mais qui les rendaient aussi plus secs et fragiles, si bien que leur texture s’apparentait à celle de la laine. Voici les ingrédients principaux qui entraient dans la composition des décolorants : chlorure de baryum dilué, hypochlorite de potassium et jus de citron. Tout au long du siècle, les décolorations sont composées au moyen de préparations de plus en plus puissantes et, bien entendu, nocives pour le cuir chevelu. On y trouvait souvent fer, plomb, magnésium, soufre, glycérine et acide oxalique.
Vers 1865, sont inventés les premiers colorants chimiques fabriqués à partir de goudron de charbon. Ce sont ces mêmes couleurs qu’on utilisait pour teindre des vêtements. Elles présentaient des nuances moins chères, plus variées et durables. Pour s’assombrir les cheveux, les femmes de l’époque victorienne se servaient du nitrate d’argent. Ce composant était majoritairement employé à l’excès par les femmes d’un certain âge qui désiraient dissimuler leurs cheveux gris ou blancs, ce qui pouvait créer d’étranges reflets violets. Les méthodes naturelles telles les colorations réalisées à partir de henné étaient peu fréquentes. 


Les boucles deviennent pendant le règne de Victoria de plus en plus à la mode. Dans les années 1860 à 1870, le port de postiches permettait à celles qui avaient les cheveux raides d’élaborer des coiffures sophistiquées, comme si elles avaient passé des heures à leur toilette. Ils étaient très efficaces lorsqu’elles endommageaient leurs boucles à cause de l’utilisation trop régulière du fer à friser, inventé en 1866. Le coiffeur français Marcel Grateau inversa le sens du fer en 1872 pour s’apercevoir que cette pratique (dite « méthode Marcel ») donnait une apparence plus naturelle aux boucles. La popularisation du fer à friser rendit le port de bigoudis la nuit désuet, d’autant plus que celui-ci n’était pas véritablement fructueux. Ceci dit, le fer entraînait des odeurs déplaisantes qu’on dissimulait grâce à des onguents. 
Au coucher, les femmes choisissent de porter une longue natte classique ou en épi de blé, nouée par un ruban pour faire onduler les cheveux au réveil. C’est à cette époque qu’on attend des coiffures de plus en plus travaillées de la part des femmes. L’instant où la femme pouvait enfin relever ses cheveux en chignon constituait un rite de passage significatif. Les mèches de cheveux féminins étaient préservées dans des écrins pour être ensuite employées dans la fabrication de bijoux. En conserver une appartenant à l’être aimé dans un pendentif représentait un gage d’amour révélateur. 


Le Caravage, Madeleine repentante (détail), 1594
Huile sur toile, 122,5 x 98,5 cm
Galerie Doria-Pamphilj, Rome

Canons de beauté et superstitions
Depuis l’époque médiévale dans le monde occidental, les cheveux roux sont associés aux désirs charnels insatiables et à la dégénérescence morale. A travers le mythe de la trahison du Christ, on a souvent considéré la toison rousse de Judas comme une marque visible de sa perfidie. A la Renaissance et l’époque baroque, Marie Madeleine est traditionnellement dépeinte avec des cheveux auburn, ce qui a renforcé l’analogie entre les rousses et les prostituées. Or, les nombreuses représentations de la reine Elisabeth I arborant une abondante crinière orangée ont contribué à rendre cette teinte populaire en Grande-Bretagne depuis le 17ème siècle, malgré les discriminations dont les roux furent victime jusqu’à l’époque contemporaine. 
John William Waterhouse, La Sirène, 1900
Huile sur toile, 96,5 x 66,6 cm
Royal Academy, Londres
La femme à sa toilette est un poncif de la peinture occidentale. Dans cette huile figure l’un des modèles favoris de Waterhouse. Si la sirène incarne l’ultime icône de la femme fatale dans la culture fin de siècle, elle apparaît ici comme mélancolique. Waterhouse capture un instant de tranquillité : la bouche entr’ouverte en train de chanter, saisie au beau milieu de sa rêverie, la créature aquatique peigne sa chevelure acajou. 
Influencés par les archétypes de la Haute Renaissance, les enseignants de la Royal Academy incitaient les peintres à représenter les femmes comme les madones de Raphaël. La chevelure de ces modèles couronne un visage à l’ovale parfait, ainsi qu’en témoigne le tableau de Thomas Richmond (1802 – 1874), qui selon les dires d’Effie Gray, la faisait ressembler à « une jolie poupée »[1]. Des artistes plus avant-gardistes tels les membres de la confrérie préraphaélite pensaient que cette vision n’était en réalité qu’une pâle copie de la conception idéaliste des maîtres italiens. Ces canons de la peinture d’histoire et de genre étaient relayés par la presse populaire : de nombreuses caricatures de femmes portant le chignon sur la nuque figuraient dans le journal satirique Punch

Thomas Richmond, Euphemia Gray, 1851
Huile sur panneau, 81 x 53 cm
National Portrait Gallery, Londres
Si la plupart des modèles qui apparaissent sur les toiles des peintres sont brunes ou châtain, les cheveux blonds étaient très appréciés: dans l’esprit des contemporains, ils diffusaient une aura de pureté. La crinière blonde de la Dame de L’adoubement par Edmund Blair Leighton (1853 – 1922) met l’accent sur l’allusion à l’amour courtois, cette relation platonique à laquelle Chrétien de Troyes fait référence dans ses romans de chevalerie. 
Les préraphaélites ont largement contribué à diffuser un nouveau type de canon de beauté : celui de la femme grande, pâle et rousse. A en croire leurs échanges épistolaires, le choix du modèle était décisif à l’élaboration de l’œuvre. Aux débuts de la confrérie, leur attachement aux principes du réalisme les conduisit à produire plusieurs portraits d’eux-mêmes, qu’ils envoyèrent à leur ami Thomas Woolner, parti pour l’Australie en 1853. 
Un véritable mythe s’est notamment créé autour de la chevelure d’Elizabeth Siddal (1829 – 1862), la muse de Rossetti. Lorsque son ami Walter Deverell la remarqua dans une boutique de modiste sur Cranbourn Street, c’est cet attribut physique qui le frappa : « elle a les cheveux d’un cuivre éclatant, qui scintillent de mille feux quand elle les remue »[1]. Le frère de Rossetti, William Michael, aussi fut marqué par la couleur et la texture de sa crinière qu’il décrivit comme « somptueuse », « épaisse », d’un « riche blond fauve ».

William Holman Hunt, La Lumière du monde (détail), 1853
Huile sur toile, 125 x 60 cm
Kebble College, Oxford
Hunt lui-même reconnut qu’il employa Siddal uniquement pour « ses magnifiques boucles orangées » lors de la production de son tableau La Lumière du monde (1851 – 1853, Oxford College)[2]. Après le suicide de Siddal en 1862, la légende de sa chevelure s’étoffa. On raconte que lorsque Rossetti vint déterrer les manuscrits de ses poèmes en 1869 après l’exhumation du corps, il s’aperçut que ses cheveux avaient continué à pousser dans son cercueil, ce qu’il relate dans son sonnet Vie de l’amour : « ces cheveux d’or débordant de vie, même dans la mort ». 
Dante Gabriel Rossetti, Regina Cordium, 1860
Fusain et sanguine sur papier
18,5 x 19,5 cm
Collection particulière
Cette esquisse préparatoire au tableau Regina Cordum fut réalisé peu de temps après le mariage de Siddal et Rossetti en 1860. L’artiste a substitué la connotation sexuelle de la chevelure rousse à une association plus spirituelle. Le titre désigne son épouse comme « la reine de cœur ». Les diverses teintes de sanguines fournissent à Rossetti de précieux outils pour dessiner les reflets des cheveux ainsi que les variations de carnation. Etrangement, Rossetti se servit d’un procédé similaire pour dépeindre la toison de Fanny Cornfoth (1835 – 1909) et celle d’Alexa Wilding (1845 – 1884), les deux maîtresses qu’il fréquenta dans les années 1860. 

Inconscient collectif et physionomie
Les cheveux lâchés sont traditionnellement associés à la vitalité sexuelle. Ils évoquent également la sphère privée, puisque les femmes ne détachaient leurs cheveux que dans l’intimité (à leur toilette, en présence de leur femme de chambre, de leur mari ou amant). On percevait les femmes aux cheveux bouclés comme délicates, tandis que celles qui portaient les cheveux raides étaient considérées comme réservées. 
Frederick Sandys, Maisie la fière, 1868
Crayon et sanguine sur papier
43,8 x 33,8
Victoria and Albert Museum
Ce dessin de Frederick Sandys dénature cette croyance populaire pour convoquer une esthétique provocatrice et fétichiste. Perdue dans ses pensées, le modèle mord l’une de ses mèches, dans une osmose parfaite avec sa chevelure qui indique qu’elle seule est capable de satisfaire ses fantasmes. Sandys réprime l’individualité de l’actrice Mary Emma Jones pour l’insérer dans une composition décorative. Fasciné par le rythme de la ligne sur la surface du papier, Sandys travaillait avec une palette réduite, souvent sur un support de couleur. Le V&A possède le dessin original de Maisie la fière, reproduite en plus de treize exemplaires du vivant de l’artiste. 
Les victoriens ont réinscrits les débats sur la couleur des cheveux au centre de controverses d’ordre nationaliste. Ils cherchent à mettre en valeur le caractère éminemment britannique de leurs modèles. Pendant la seconde moitié du 19ème, scientifiques et ethnologues ont enquêté sur deux types de physique : anglo-saxon et celtique. On concevait en effet la peau pâle comme une caractéristique anglo-saxonne, tandis que la chevelure blond vénitien était perçue comme un trait relevant de la physionomie celtique. 
Edmund Blair Leighton, L'Adoubement
1900, huile sur toile
Collection particulière
La toile de Leighton renforce la référence au folklore celtique grâce à la robe d’inspiration médiévale, ornée de bracelets et d’une ceinture dorée. Dans l’inconscient collectif, les mèches auburn appartenaient aux chastes jeunes filles. Les femmes aux boucles blondes apparaissaient aux victoriens comme physiquement mûres, ayant dépassé la puberté. Les préraphaélites rendirent l’image de la femme rousse célèbre, mais c’est Waterhouse qui rétablit l’équilibre entre les canons anglo-saxons et celtiques à travers ses nombreux tableaux figurant cette jeune fille blême aux pommettes roses. 
Les victoriens portent donc une grande attention aux détails qui rendent une composition narrative réussie. Cette œuvre de Henry Peach Robinson (1830 – 1901) constitue la seule photographie représentant la légende de la Dame d’Astolat, mis en scène dans le poème éponyme d’Alfred Lord Tennyson (1832). Alors que Robinson s’était efforcé de restaurer l’atmosphère onirique de la source littéraire, le réalisme de l’œuvre conduisit plusieurs critiques à réprouver les libertés que le photographe avait pris avec le poème d’origine. Ceux-ci analysaient en effet les scènes narratives comme des tableaux tirés de la vie quotidienne. Disposée en couronne sur l’oreiller, la chevelure du modèle fait écho au courant de la rivière qui emporte la barque vers l’autre monde. A travers les innombrables images d’Ophélie et de la Dame d’Astolat, le motif du suicide par la noyade présente une source d’inspiration intarissable pour les artistes symbolistes. L’élément liquide symbolise l’érotisme, la fécondité et le mystère. Ses méandres et miroitements rappellent le flot de boucles et ses reflets. 
Henry Beach Robinson, La Dame d'Astolat, 1861
Impression à l'albumine à partir de deux négatifs
30,4 x 50,8 cm
University of Texas
Mobile, ondulée ou frisée, la figuration de la chevelure pose un souci supplémentaire aux sculpteurs. La petite danseuse d’Edward Onslow Ford (1852 – 1901) arbore un bandeau à uraeus que l’on trouvait traditionnellement sur le némès des pharaons[1]. Ford a certainement été influencé par les fresques du British Museum pour sculpter cette coiffure dotée de tresses qu’on retrouvait sur les perruques des égyptiennes fortunées. Les adeptes de la Nouvelle Sculpture[2] s’intéressent au corps et visage des adolescentes, sujets à de nombreux débats sur le plan social. En réalité, la sculpture de Ford semble combiner des modèles d’âges différents : le visage est celui d’une jeune fille nubile, tandis que le reste du corps appartiendrait à une fillette de douze à treize ans. Si cette statue suggère une tension entre innocence et érotisme, la pose évocatrice de l’égyptienne peut être interprétée comme un avertissement contre les dangers du voyeurisme. 
Edward Onslow Ford, La Petite danseuse (détail), 1889
Bronze, résine de couleur et pierres semi-précieuses
90,2 x 21,6 x 43,2 cm
Tate Britain, Londres


On comprend donc qu’à travers leurs débats sur la représentation de la chevelure, les artistes de l’époque victorienne distinguent les traits de l’humain selon diverses catégories : le sexe du modèle, tout d’abord, puis les caractéristiques physiques, et enfin les expressions, qui relèvent de l’éphémère. Cette série de codes inhérents à l’élaboration du portrait permet au spectateur de reconnaître et d’interpréter les types de physiques représentés. L’artiste attend de lui qu’il comprenne la nature du personnage à travers sa dimension physiologique. 
La séductrice qui prend le spectateur masculin au piège au moyen de son abondante crinière se substitue progressivement à l’idéal de la femme à la mode avec sa coiffure en chignon. Le choix iconographique du modèle roux à la peau claire est parfaitement en accord avec l’esthétique préraphaélite et symboliste. Ce sont ses disciples qui ont érigé la figure de la femme aux cheveux lâchés en une véritable icône. Les préraphaélites percevaient la beauté dans le plus commun des visages, d’où leur intérêt pour les roturières ou les prostituées. C’est bel et bien ces traits et chevelures demeurées célèbres qui ont suscité la colère du public, mais qui ont ravivé un nouveau type de langage pictural dans l’art britannique fin de siècle. 



[1]On appelle naughty nineties  le début de la Belle Epoque en Grande-Bretagne, une période marquée par la croissance économique, les progrès sociaux, le développement des loisirs et un certain relâchement des meurs. 
[2]La Gibson girlfit son apparition sous la plume du caricaturiste américain Charles Gibson (1867 – 1944) dans LIFE magazine et autres périodiques de renom. Ce style revint à la mode dans les années 1940 parmi les chanteurs de rockabillycomme Elvis Presley qui aimaient porter la banane fixée par de la brillantine. 
[1]Euphemia Gray (1828 – 1897) fut l’épouse du critique John Ruskin, puis le modèle et enfin la femme du préraphaélite John Everett Millais. 
[1]Deverell avait alerté William Holman Hunt qui mentionne cet événement dans une lettre à son ami et poète John Lucas Tupper
[2]Cité dans Jeremy MAAS, Holman Hunt and The Light of the World, p.28
[1]Le némès est la coiffe emblématique des pharaons, composée d’un couvre-chef de tissu dit Khat, d’un bandeau frontal, de l’uraeus (le cobra censé protéger le souverain) et d’une tresse. 
[2]La Nouvelle Sculpture désigne un mouvement artistique britannique qui prônait le naturalisme, une plus grande variété de sources d’influence et de matériaux. Plusieurs disciples de l’Aesthetic Movement s’essayèrent à la Nouvelle Sculpture, tels Frederick Lord Leighton et George Frampton. En France, c’est Auguste Rodin qui prit la tête de file du courant. 



Bibliographie
Mode et soins capillaires
R.S. FLEMING, « The Victorian feminine ideal, about the perfect silhouette; hygiene, grooming and body-sculpting », 2013, sur www.katetattersall.com/?p=4921
Lola MONTEZ, The arts of beauty: or secrets of a lady’s toilet, with hints to gentlemen, on the arts of fascinations, Harvard College, Cambridge, 1891
Leigh SUMMERS, Bound to Please: A History of the Victorian Corset (dress, body, culture), Berg, Oxford, 2000
Signification de la chevelure dans la culture victorienne
Susan P. CASTERAS, « Pre-Raphaelites challenges to Victorian canons of beauty », The Huntington Library Quaterly, vol.55 n°1, hiver 1992, pp.13 – 25
Megan EDWARDS « The devouring woman and her serpentine hair in late Pre-Raphaelitism », Brown University, 2004, sur www.victorianweb.org
Elizabeth G. GITTER « The power of women hair in the Victorian imagination », John Jay College, City University NY, Publication of the Modern Language Association of America, vol.99, n°5, oct.1984, pp.936 – 954
Lucy HARTLEY, Physiognomy and the meaning of expression in nineteenth-century culture, Cambridge University Press, 2001
Galia OFEK, Representations of hair in Victorian literature and culture, Farnham, 2009
Christine POULSON, The quest for the grail: Arthurian legend in British art (1840 – 1920), Manchester University Press, 1999
Monographies
Daniel et Denise ANKELE, Edmund Blair Leighton, Pre-Raphaelite paintings, Ankele publishing, 1988
Summers ASH, Dante Gabriel Rossetti, Harry N Abrams, 1995
Peter TRIPPI, John William Waterhouse, Phaidon Press, Londres, 2005
Correspondance
James H. COOMBS, Anne SCOTT, George P. LANDLOW et Arnold SANDERS, eds, A Pre-Raphaelite friendship : the correspondence of William Holman Hunt and John Lucas Tupper, UMI Press, Michigan, 1986
Jeremy MAAS, Holman Hunt and The light of the world, Scolar, Aldershot Hans, 1987
Mémoires, dissertations
Jessica LENIHAN, « Shades of meaning’: the significance of hair colour in Braddon’s Lady Audley’s secret(1862) and Rossetti’s Lady Lilith(1866 – 68 altered 1872 – 73) », University of Oxford, 2014