lundi 12 novembre 2018

Les héroïnes shakespeariennes


Dans La genèse d’un poème publiée en 1846, Edgar Allan Poe affirme que “la mort d’une belle femme est, incontestablement, le sujet le plus poétique au monde”. Assurément, l’écrivain ne pouvait se douter de l’ampleur visionnaire que cette déclaration a eue dans la culture visuelle du 19ème siècle. Si Poe incarne l’une des figures de proue du romantisme américain, force est de constater qu’il s’inspire largement des thèmes chers aux auteurs du roman gothique anglais. La femme, l’amour et la mort sont dans les nouvelles de Poe inextricablement liés : le récit d’un narrateur masculin hanté par l’épouse morte d’un mal mystérieux constitue l’un de ses motifs les plus récurrents.
Dans la seconde moitié du 19ème siècle en Grande-Bretagne, l’intérêt croissant que portent les artistes aux phénomènes du suicide féminin, du travestissement et meurtres dans le théâtre de Shakespeare rattache ceux-ci aux problématiques de la modernité. C’est précisément à cette époque que Shakespeare connaît un regain d’intérêt, les rationnels contemporains du 18ème considérant son mépris des trois unités comme bien trop excentrique. Les britanniques se mettent à porter une attention particulière aux pièces du Barde à la fin du 18ème, sous l’égide de l’entrepreneur John Boydell (1719 – 1804). Depuis 1786, Boydell commandait des œuvres tirées des pièces shakespeariennes d’artistes reconnus tels Reynolds et Fuseli. En 1790 ouvra la Boydell Gallery : son fondateur avait pour espoir d’établir une école nationale de peinture et de tirer profit des gravures réalisées à partir des originaux.
Henry Fuseli, Titania et Bottom, vers 1790
Huile sur toile, 217 x 275 cm
Tate Britain, Londres
A l’époque élisabéthaine, les femmes n’ont pas le droit de monter sur scène, de jeunes adolescents incarnent les rôles féminins principaux (il faudra attendre 1660). Ceci dit, on associe encore le métier d’actrice à la prostitution pendant la période victorienne. Ce préjugé a perduré au moins jusqu’en 1901, car les victoriens croyaient que le « plus vieux métier du monde » et la carrière théâtrale comptaient parmi les professions qui nécessitaient une certaine autarcie financière. Le théâtre de Shakespeare offre des rôles à forte charge érotique, de l’amante éplorée à celui de la funeste tentatrice. Qu’en est-il donc de ces jeunes filles nubiles qui se laissent mourir par amour ? Que penser d’Ariel, la sylphide de La Tempête, dont le sexe n’est nullement évoqué ? Les fonctions des héroïnes shakespeariennes dans la culture visuelle ne cessent d’osciller entre stéréotypes et identités à la corporéité changeante.


Femme-enfant, femme fragile : les demoiselles en détresse
Le poncif de la femme mourante présente un sujet fécond pour les artistes victoriens. Soumise à son destin, elle est sujette aux fantasmes morbides issus d’une union entre le désir et la mort que Freud conceptualise dans sa théorie des pulsions. L’instinct sexuel jaillissant de l’état d’innocence enfantine est renforcé par l’évocation de la menace mortelle. Dans Roméo et Juliette, l’héroïne éponyme a à peine quatorze ans. L’âge de Desdémone n’est pas précisé, mais le personnage est caractérisé d’innocent et de naïf. En revanche, Ophélie et Mariana – qu’on suppose âgées de seize à dix-huit ans – font l’objet de machinations auxquelles elles acceptent de participer.
Julia Margaret Cameron, Roméo et Juliette
1867, épreuve gélatino-argentique
National Media Museum, Bradford
Après être passée à treize ans en 1875, la loi de 1885 sur la majorité sexuelle élève celle-ci à seize en Angleterre et au Pays de Galles. Elle coïncide avec les craintes des britanniques de voir les jeunes filles vendues en pâture aux bordels. Pourtant, si l’âge légal du mariage était de vingt-et-un ans jusqu’en 1823, il fut abaissé à quatorze pour les hommes et douze pour les femmes, sans nécessiter un accord parental. Subjugués par le motif de la demoiselle en détresse, les victoriens ont accordé une signification primordiale aux personnages shakespeariens mineurs tels Ophélie et Mariana. Les héroïnes Juliette et Desdémone permettent un jeu d’opposition bien tranché entre le féminin et le masculin.
Si le modèle ne semble pas si jeune dans la photographie de Julia Margaret Cameron (1815 – 1879), c’est son attitude docile qui domine la composition. Grande admiratrice de Shakespeare, cette photographe née à Calcutta consacre toute une partie de sa carrière à la réalisation de scènes issues des pièces du Barde (1867 – 1874). Cameron fait ainsi allusion à la tradition médiévale de l’amour courtois. Cette expression désigne l’attitude à adopter pour séduire une femme de la bonne société sans pour autant l’offenser. Cependant, le fin’amor implique une relation vassalique entre le chevalier et sa dame, tandis que l’héroïne présente se réfugie dans les bras de son bien-aimé. La proximité des amoureux traduit avec subtilité la nature secrète de leur passion.
Dante Gabriel Rossetti
L'oraison funèbre de Desdémone
1878 - 1882
Craies et pastel sur papier
7,6 x 27,9 cm
Delaware Art Museum
On retrouve ce regard résigné dans L’oraison funèbre de Desdémone du préraphaélite Dante Gabriel Rossetti (1828 – 1882). Protagoniste majeur de la tragédie d’Othello, la vénitienne s’enfuit avec le personnage éponyme malgré l’interdiction de son père. Victime des accusations d’adultère de Iago, Desdémone se fait tuer par son mari, fou de jalousie. Rossetti s’est intéressé à l’instant précédant le crime. A l’ouverture de la scène III de l’acte IV, Othello ordonne à Desdémone de se coucher après avoir congédié sa suivante Emilia. Cette dernière lui peigne les cheveux pendant que l’héroïne qui semble consciente de son sort se remémore la chanson d’une vieille servante : J’appelais mon amour, amour trompeur ! Mais lui, que me répondrait-il ?
La dimension imminente de la scène est accentuée par les torsions des cheveux et drapés formés par le vent qui s’introduit par la fenêtre de l’arrière-plan. Le regard lointain et la bouche entr’ouverte, l’expression de Desdémone suggère que le sacrifice scellé par un chant funèbre est l’une des postures les plus volontiers rattachées à la féminité. La figure très populaire d’Ophélie en est l’exemple le plus  frappant.
La plupart du public contemporain connaît le célèbre tableau de Millais, mais de nombreux peintres proches du cercle préraphaélite se sont essayés au sujet. C’est le cas du londonien Arthur Hughes (1832 – 1915). Ses tableaux mettent en scène des couples contemplant le caractère fugace de l’amour. C’est ici la perte de l’innocence face à l’immédiateté de la mort et le renouveau de la nature qui préoccupe l’artiste. L’aspect dramatique de l’oeuvre est renforcé par la folie de l’adolescente, une infirmité caractérisée d’essentiellement « féminine » par les victoriens. Pâle et maladive, Ophélie apparaît les bras chargés de fleurs, examinant le ruisseau qui annoncera sa perte. Tout comme la femme, l’élément aquatique semble au 19ème insondable, énigmatique.
Arthur Hughes, Ophélie, 1852
Huile sur panneau, 124,5 x 68 cm
Manchester City Art Gallery
Le tableau de Marie Spartali (1844 – 1927) présente également un habile moyen d’étendre un court moment d’une pièce. Toutefois, ce n’est pas forcément la connaissance de la référence littéraire qui entraîne la lecture limpide de l’œuvre. Mariana est l’un des personnages secondaires de Mesure pour mesure, que l’on qualifie tantôt de comédie, tantôt de tragi-comédie. Abandonnée par Angelo, son amant, Mariana perd sa dot. Sous le pinceau des préraphaélites, Mariana devient l’icône de l’amour malheureux. Le spectateur participe à la construction de son rôle de victime en  adoptant une position de voyeur. A travers le titre de l’aquarelle qui renforce la portée narrative de l’aquarelle, Spartali, contrairement à ses homologues masculins, réaffirme l’identité de Mariana, ce qui lui permet d’atténuer la corporéité du modèle pour insister sur sa sensualité. Le regard et les mains jointes constituent le point focal destiné à attirer notre attention, afin de souligner l’importance du toucher et de la vue. Mariana semble donc prendre part active à l’élaboration de la scène. Malgré l’issue heureuse de la pièce, cette œuvre pourrait constituer une critique déguisée de la société victorienne qui s’opposait à l’épanouissement moral et physiologique des femmes.

Maria Spartali Stillman, Mariana, 1867 - 1869
Aquarelle sur papier, 38 x 27 cm
Collection particulière

Fées et créatures d’un autre monde
Les thèmes tirés du répertoire shakespearien semblent inépuisables et ses héroïnes suscitent une multitude d’interprétations. Surnommé « l’elfe Fitzgerald », le peintre John Anster Fitzgerald (1819 – 1906) fut l’un des artistes de sujets féériques les plus en vogue. La plupart de ses œuvres sont dénuées de sources narratives, mais il produisit une scène du Songe d’une nuit d’été. Elle représente la métamorphose du comédien Bottom, dont la reine des fées s’éprend après avoir été ensorcelée par le farfadet Puck sous l’ordre d’Obéron, qui désire se venger de son épouse. La figure de Titania transmet au public bourgeois une vision éthérée de la féminité. 


John Anster Fitzgerald, Titania et Bottom, date inconnue
Huile sur toile, 44,4 x 60 cm, New York
La difficulté majeure pour les peintres de sujets féériques, c’est de traduire ce qui est de l’ordre de l’intangible. Fitzgerald privilégie les effets d’irréel en appliquant sur la toile une peinture très diluée aux teintes opalescentes. En accentuant les différences de tailles entre Bottom et les fées, Fitzgerald place le spectateur dans une position de voyeur : il a ainsi l’impression d’être témoin d’une scène d’un monde habituellement inaccessible aux yeux des humains, comme s’il observait cette dernière sous la lentille d’un microscope. Les mondes fantasmagoriques des compositions de Fitzgerald traduits au moyen de miroitements et de tons chauds ont souvent été perçus comme le résultat d’hallucinations provoquées par l’opium, cette « aspirine du 19ème siècle ». L’époque victorienne voit également naître le succès du spiritisme, qui a certainement influencé les peintres de sujets féériques.
John Graham Lough, Titania, 1863
Marbre, 75 x 91,4 cm
Victoria and Albert Museum, Londres
Dépeindre une féminité immatérielle présente un défi supplémentaire pour les sculpteurs. Pourtant, quelques artistes ont tenté l’expérience en s’inspirant de la statuaire grecque. Avec ce marbre de Titania, John Graham Lough (1798 – 1876) déclare prétendre à la création d’un nouveau type de sculpture qu’il caractérise de « lyrique ». Dépourvue d’ailes, la reine des fées est montrée assoupie dans une pause lascive qui rappelle celle des déesses de la Renaissance. Cette statue fournit un prétexte à ce sculpteur de monuments funéraires pour arborer sa dextérité, en marquant un contraste entre l’animal et l’humain. Exposée en 1850 à la British Institution, cette œuvre fut acclamée par les critiques du journal d’architecture The Builder.
Plus problématique est la représentation d’Ariel, la sylphide de La Tempête. Cette pièce fantastique est la seconde source d’inspiration la plus féconde pour les peintres de sujets féériques. La fascination des victoriens pour les pièces peuplées de créatures enchanteresses a donné lieu à de nombreuses interprétations sur scènes dans lesquelles les actrices principales étaient acclamées. 
Daniel Maclise, Priscilla Horton dans le rôle d'Ariel 
1838 - 1839, huile sur panneau
68 x 45 cm
Royal Shakespeare Theatre
Stratford-Upon-Avon
Priscilla Horton incarna Ariel dans une production qui fut donnée le 13 octobre 1838 au Théâtre Royal de Covent Garden. Celle-ci fut remarquée pour sa mise en scène spectaculaire. La performance de Mlle Horton fut désignée de « vaporeuse ». L’actrice avait en effet appris comment se servir d’un harnais pour donner l’illusion du vol en plein air. Le public se rappelle sa comptine Gaiment vivrai-je désormais interprétée depuis le plafond de la scène. Contrairement aux artistes qui se plaisent à subvertir les tabous relatifs à la nudité dans les arts visuels, l’irlandais Daniel Maclise (1806 – 1870) révèle l’aspect androgyne de la comédienne. Cette indétermination du sexe des fées remonte à la naissance du sujet féérique dans les arts britanniques : déjà au 18ème siècle, Henry Fuseli se plaît à rendre les limites entre féminin et masculin floues à travers ses scènes tirées du Songe. L’allusion littéraire autorise la représentation d’une sensualité mobile : aussi Ariel possède-t-elle des traits presque virils et des bras musclés.


Les figures de la femme fatale
Fées et créatures imaginaires convoquent d’intrigantes visions d’une sensualité exotique. Les artistes victoriens ont aussi recourt à la figure de l’orientale : des peintres tels Richard Dadd et William Holman Hunt partent en pèlerinage vers la Terre Sainte en passant par nos actuels pays du Maghreb. Ils en reviennent chargés d’esquisses et de nouvelles sources d’inspiration pour leurs compositions. D’autres comme les membres de l’Aesthetic movement observent à Paris estampes japonaises et motifs de vases en porcelaine chinois. Théoricien majeur au sein des études postcolonialistes, Edward Saïd a démontré que, depuis la fin du 18ème, le terme d’ « orientalisme » englobe les discours coloniaux à propos d’entités géographiques aussi diverses que le monde arabe ou les pays d’Asie orientale.
John William Waterhouse
Cléopâtre, 1888
Huile sur toile
Collection particulière
Si Othello le Maure évoque la figure de l’ « Autre », c’est la reine Cléopâtre et ses amours licencieuses qui crée le sentiment d’évasion chez le spectateur. Inspiré par Plutarque, Shakespeare se concentre sur la fin de sa vie, et surtout sa relation avec Marc Antoine, qu’elle espère manipuler pour rétablir la grandeur de l’Egypte. Alors que ce dernier était toujours marié, il reconnut publiquement sa progéniture issue de sa liaison avec Cléopâtre comme sa descendance sur le trône d’Egypte. En 1887, The Graphic, un hebdomadaire londonien, commanda une vingtaine de tableaux figurant les héroïnes shakespeariennes les plus célèbres. Comme sur la toile d’Alma-Tadema qui la dépeint en compagnie de son amant, Cléopâtre apparaît assise sur une peau de léopard, l’un des attributs traditionnels de l’orientale. John William Waterhouse (1849 – 1917) insiste sur le caractère menaçant de la reine grâce au cadrage serré et son regard calculateur. A travers la citation Où est dont mon serpent du vieux Nil ? C’est ainsi qu’il m’appelle… qui accompagnait les reproductions de l’œuvre, Waterhouse invitait le spectateur à comparer la reine d’Egypte au serpent qui signera sa perte dans la scène finale de l’acte V.


Evelyn de Morgan, La Reine Aliénor s'apprête à
empoisonner la belle Rosemonde
, 1880
Huile sur toile
De Morgan Foundation, Guildford (Royaume-Uni)
La reine Aliénor incarne quant à elle le parangon de la « virago », la femme résolue qui se distingue par une ruse semblable à celle des héros masculins. La pièce historique Le Roi Jean relate le règne de Jean sans Terre, le benjamin de Henri II et d’Aliénor d’Aquitaine. Celle-ci fait tout son possible pour le faire monter sur le trône, alors qu’il n’était pas censé recevoir de territoires en héritage. Selon la légende, Aliénor aurait empoisonné la Belle Rosemonde, la favorite d’Henri II. Après avoir disgracié sa femme, Henri II reconnaît publiquement sa liaison en 1174. Afin de la protéger d’Aliénor, Henri aurait construit un labyrinthe dans les jardins de Woodtsock. Informée par ses espions, Aliénor serait parvenue à pénétrer dans ce  repaire pour contraindre Rosemonde à choisir entre l’épée et le poison. L’artiste symboliste Evelyn de Morgan (1855 – 1909) dépeint l’instant qui précède la mort de Rosemonde. Le fil que tient Aliénor introduit une autre temporalité dans la scène : la partie gauche fait allusion au chemin qu’Aliénor a parcouru dans le labyrinthe avant de retrouver sa victime. Tout oppose ces deux visions d’une féminité bien différente. Brune au profil presque viril, le poison à la main, la reine se dresse face à la maîtresse de son époux dont la position révèle la soumission. Aliénor apparaît dans une nuée qui recèle de démons et créatures maléfiques, tandis que Rosemonde est entourée d’angelots et de colombes.
John Singer Sargent, Lady Macbeth
1889, huile sur toile
221 x 114,3 cm, Tate Britain
Lady Macbeth symbolise quant à elle l’archétype de la femme perfide. C’est elle qui incite son mari à assassiner le roi d’Ecosse pour conquérir le trône. Rongée par le remord, Lady Macbeth sombre dans la folie, soumise aux crises de somnambulisme et aux hallucinations. Cette toile de Sargent constitue l’une des représentations les plus saisissantes de ce personnage tragique. Frappé par la performance d’Ellen Terry dans ce rôle en 1888, Sargent parvint à persuader l’actrice de poser pour lui. Le peintre inventa cette pose à travers laquelle Lady Macbeth s’apprête à déposer la couronne de Duncan sur sa tête, un événement qui ne figure aucunement dans le texte. Sargent a peint Dame Terry grandeur nature, ce qui accentue la dimension imposante de l’œuvre. Les camaïeux de bleus et verts lui permettent de faire ressortir l’expression délirante et l’imposante chevelure rousse de la future reine. Si Sargent se considérait comme un impressionniste, ce tableau présente un portrait largement influencé par les thèmes symbolistes : Lady Macbeth y apparaît comme l’icône décadente de cette fin de siècle.



Depuis les années 1970, les avancées des études de genre ont entrainé à la fois une remise en question de la représentation de la femme à l’époque victorienne, mais aussi de nombreuses analyses portant sur les théories du genre au sein du théâtre shakespearien. Dans la tradition picturale occidentale de la Renaissance, la femme est associée à la sensualité et au mystère. Or, la montée en puissance des mouvements féministes dans les années 1880 inquiète les intellectuels britanniques. Face aux évolutions sociales et technologiques du Royaume-Uni, les femmes se sont progressivement opposées aux efforts d’éducation imposés par leurs contemporains. Paradoxalement, plusieurs critiques se sont insurgés contre les études qui érodaient la finesse psychologique des protagonistes shakespeariens. A travers leurs tentatives d’historicisation des pièces du Barde, ils se sont évertués à réaffirmer la modernité de femmes fortes telles Lady Macbeth ou Titania. La richesse de la caractérisation sexuelle de ces héroïnes réside pourtant dans leur ambiguïté, à la charnière entre conventions et modernité. La représentation de ces archétypes littéraires concentre bel et bien les désirs et craintes des classes moyennes en Grande-Bretagne.

Bibliographie
Sources littéraires
William SHAKESPEARE, trad. François Victor Hugo, Œuvres complètes (1606), Paris, Arvensa, 1993
Art et culture de l’époque victorienne
Bram DJIKSTRA, trad. Josée Kamoun, Les idoles de la perversité : figures de la femme fatale dans la culture fin de siècle, Paris, Seuil, 1992
Jane MUNRO “‘More like a work of art than of nature’ : Darwin, beauty and natural selection” in Endless forms Charles Darwin natural science and the visual arts, Londres et New Haven, Yale University Press, 2009
Edward SAID, L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident (1978), Paris, Points Essais, 2015
Courants artistiques
Elizabeth PRETTEJOHN, The Art of the Pre-Raphaelites, Londres, Tate Publishing, 2000
Christopher WOOD, Fairies in Victorian art, Antique Collectors Club, 2000
Liens littérature et arts visuels
Daniel BERGEZ, Littérature et peinture, Paris, Armand Colin, 2004
Stephen E. HENDERSON, A study of visualized detail in the poetry of Tennyson, Rossetti and Morris, University of Wisconsin, Madison, 1959
Monographies
Anthony HOBSON, John William Waterhouse, Londres, Phaidon Press, 1999
Peter MURRAY, Daniel Maclise : romancing the past, Gandon, 2008
Carter RATCLIFF, John Singer Sargent, Abbeville Press, 2001
Leonard ROBERTS et Stephen WILDMAN, Arthur Hughes : his life and works, ACC Art Books, 1999
Essais, articles
Megan DICKMAN, Sexuality vs sensuality in the Aesthetic movement : Marie Spartali Stillman’s La Pensierosa in the context of Aesthetic half-length figures, 2012, sur www.arthistory.wisc.edu
Vanasay KHAMPHOMMALA, L’ambiguïté sexuelle des heroines shakespeariennes aujourd’hui, Université Paris-Sorbonne, 2010 sur www.crlc.paris-sorbonne.fr
Janet C. STAVROPOULOS, ‘Love and age in Othello’ in Shakespeare’s studies, 1987, vol.19, p.124







lundi 29 octobre 2018

"Terror and Wonder" à la British Library



« Croyez-vous aux fantômes ? » « Non mais j’en ai peur ! » répondait Madame du Deffand à son ami Horace Walpole. La réaction de la marquise, alliant la crainte à la délectation, indique qu’au 18ème siècle, même certains membres de la noblesse se disaient effrayés par les phénomènes surnaturels évoqués dans la littérature gothique.
La fiction gothique constitue un genre littéraire en prose qui mêle la présence de créatures monstrueuses et d’événements inexplicables au sentiment de terreur. Le château en ruines ou le vaste manoir perdu dans la forêt sert bien souvent de cadre au récit. L’aspect mélodramatique du roman gothique et son lot d’archétypes (l’innocente demoiselle en détresse, le méchant baron, le fantôme ou la sorcière) ont donné lieu à plusieurs parodies de la part d’écrivains qui raillaient son succès auprès des jeunes femmes de la bourgeoisie aisément impressionnables.
« Terror and Wonder : The Gothic Imagination », présentée à la British Library du 3 octobre 2014 au 20 janvier 2015 retrace la naissance et l’évolution de la littérature gothique, du milieu du 18ème siècle jusqu’à ses influences contemporaines, à travers des manuscrits inédits, le cinéma, la photographie ou les comic books. Peut-on alors parler de « courant » ou de « culture » gothique ? C’est ce que les conservateurs de la British Library se sont proposés d’explorer en exposant plus de 150 objets qui témoignent de notre immuable fascination pour le macabre.

L’ombre menaçante du comte Orlock qui se dessine sous d’imposantes ogives vous accueille à l’entrée[1]. Une série de voûtes recouvertes d’étoffes bleu nuit, accompagnée par une mise en scène certes sobre mais lugubre, rythme le parcours de l’exposition. Ses commissaires ont souhaité l’organiser selon un parcours chronologique : il s’agit tout d’abord de familiariser le visiteur avec l’éclosion de la littérature gothique, qui s’est développée en réaction contre la vogue du roman d’apprentissage réaliste. Cet attrait pour les abbayes anciennes et les histoires de fantômes surprendra plus d’un spécialiste des Lumières adepte d’une lecture homogène du 18ème siècle, caractérisé par une révolution de la pensée politique et scientifique. Si la publication du traité de Burke sur le sublime (1757) fut décisive pour l’expansion de l’imaginaire fantastique[2], Horace Walpole, l’auteur du tout premier roman gothique anglais, prétend lui-même avoir été inspiré par un cauchemar pour l’écriture du Château d’Otrante (1764). La résidence de Walpole à Strawberry Hill, ouverte aux visites du public depuis le succès de son roman, est aujourd’hui considérée comme l’une des étapes principales du « pèlerinage » gothique. 
Henry Fuseli, Le Cauchemar, 1790
Huile sur toile, 77 x 64 cm
Goethe Museum, Francfort
Bals costumés, masques, spectacles aux effets spéciaux angoissants : dans la seconde moitié du 18ème siècle, la gentry raffole de sensations fortes. Certains en profitent, comme les propriétaires de la maison de Cock Lane à Londres, qu’on dit hantée par une fillette de douze ans[3].

Dans les arts visuels, c’est principalement Henry Fuseli (1741 – 1825) et William Blake (1757 – 1827) qui démontrèrent leur attrait pour le surnaturel en s’inspirant des passages les plus sombres de Shakespeare ou de légendes médiévales. Les deux versions du Cauchemar (qui n’est pourtant tiré d’aucune source littéraire) ont frappé plusieurs générations d’artistes. L’emblématique toile de Fuseli ne cesse d’inspirer cinéastes et écrivains.

Henry Fuseli, Le Cauchemar, 1781
Huile sur toile, 101,6 x 127 cm
Detroit Institute of the Arts



La Révolution Française et le règne de la Terreur influencent durablement l’évolution de l’imaginaire gothique : des écrivains tels que Matthew Gregory Lewis cherchent alors à inspirer l’épouvante dans l’esprit de leurs lecteurs. Le Moine (1796) traite de thèmes si subversifs (inceste, viol et pratiques sataniques) qu’il est même dénigré par les auteurs de romans noirs les plus en vogue. Les romantiques entretiennent quant à eux une relation ambiguë avec la littérature gothique : si Walter Scott l’apparente à un produit de la « culture populaire », il emploie certains de ses procédés narratifs pour impressionner son lecteur.
Le monstre de Frankenstein, le fantôme de Heathcliff qui apparaît à Cathy sur la lande désolée, la première femme folle de Rochester : ce sont tout autant de créatures qui incarnent cet « Autre », celui qui cristallise les angoisses et les fantasmes les plus profonds de l’inconscient collectif britannique. Rappelons à ce titre que l’horreur provoquée par les romans des sœurs Brontë est de nature principalement psychologique ; ce sont les tourments de l’âme des personnages qui déclenchent notre effroi : on est bien loin des archétypes de base qui peuplent les premiers récits d’épouvante.

A l’époque victorienne, le cadre spatial du roman gothique se transforme : c’est le paysage urbain qui devient le lieu privilégié du récit. D’illustres hommes de lettres tels Charles Dickens (1812 – 1870) ou Wilkie Collins (1824 – 1889) empruntent plusieurs de ses techniques littéraires au roman gothique, alors que son public comporte progressivement les classes populaires. La diffusion de penny dreadful à l’époque où Londres subit les effets de l’industrialisation massive atteste le triomphe de la littérature d’horreur : ces récits qui paraissaient en série dans des journaux imprimés sur du papier bon marché se vendaient un « penny » par numéro. Le terme de penny dreadful se met à englober toute publication d’histoires macabres ou de récits à sensations.

Vers la fin du 19ème, les intrigues du roman gothique se teintent d’un pessimisme qu’on désigne en Grande-Bretagne sous le nom « d’esprit fin-de-siècle ». Dans L’étrange cas du docteur Jeckyll et M. Hyde, Robert Louis Stevenson s’inspire de la théorie darwinienne de l’évolution afin d’interroger les rapports flous entre l’animal et l’humain. Influencée par la série de meurtres commis par Jack l’Eventreur, la littérature d’épouvante connaît un renouveau en traitant de thèmes comme la dégénérescence physique ou morale. Des œuvres telles que Le portrait de Dorian Gray (Oscar Wilde, 1890) ou Dracula (Bram Stoker, 1901) en sont le parfait exemple.
Une des pièces phares de l'exposition: le trousseau
du chasseur de vampires

Tandis que l’Angleterre voit apparaître les premiers mouvements féministes, les héroïnes de la littérature gothique deviennent menaçantes, voire nocives. Dans une certaine mesure, elles incarnent cette femme fatale que les britanniques redoutent tant, cette prédatrice à l’appétit sexuel insatiable.

C’est ce qu’on retrouve au cinéma qui en est à ses débuts : les réalisateurs en profitent pour mettre en scène leurs fantasmes en filmant des scènes d’amours lesbiens ou sadomasochistes. Les films muets sont également inspirés par le spiritisme, très en vogue dans la première moitié du 20ème siècle et pratiqué par des personnalités de renom comme l’auteur Arthur Conan Doyle. A partir des années 50, les films inspirés de récits d’horreurs s’affranchissent progressivement de leur source littéraire.
Montrer au spectateur le plan du personnage terrifié avant de révéler l’apparition ou le monstre est alors un des procédés favoris des cinéastes, comme en témoigne la scène la plus célèbre des Innocents (Steve Biodrowski, 1961) adapté de la nouvelle fantastique de Henry James Le tour d’écrou (1898). Peu à peu, les troubles de l’adolescence et les craintes relatives à la sécurité des enfants deviennent les thèmes favoris du cinéma d’épouvante.

Cliché des Innocentes (1961): la gouvernante tente de montrer l’apparition à son élève.
Le personnage principal voit-elle réellement les fantômes des gouvernantes qui l’ont précédée
ou les spectres ne sont-ils que les produits de son imagination ? 

A l’aube du 21ème siècle, l’imaginaire gothique est rapidement récupéré par la culture populaire et influence des domaines artistiques variés : littérature pour « jeunes adultes » (on pense notamment au succès la saga Twilight ou aux réécritures des romans de Jane Austen peuplées de zombies et autres créatures), dessin animés, séries télévisées, musique, et même la mode. Pour sa collection automne hiver 1996 intitulée Dante, Alexander McQueen emploie la dentelle noire et des corsets qui rappellent l’habillement victorien. 
Ce sont ces mêmes accessoires qui sont portés par des membres de communautés dites « gothiques » : ainsi, l’exposition s’achève par une série de photographies de festivaliers en costume lors du weekend « goth » de Whitby (Yorkshire), qui a lieu chaque année.


Si l’exposition se visite relativement rapidement (on est loin d’un blockbuster à « Late Turner » de la Tate Britain présentée ce même hiver), il ne m’a fallu pas moins de trois heures pour lire les cartels dans leur intégralité, m’attarder sur les archives de la collection et regarder presque tous les documentaires, interviews et extraits de films qui démontrent la minutie de la recherche scientifique effectuée par ses organisateurs. « Terror and Wonder » brille par la qualité de ses explications qui sont rendues accessibles au visiteur non averti, en évitant l’écueil d’une mise en scène trop spectaculaire. Mais l’attrait pour le côté obscur de la psyché britannique est bien présent : le public comporte de nombreux jeunes qui peut-être se reconnaîtront dans les photos par Martin Parr des festivaliers se rendant à Whitby, le village dans lequel se situe la traque acharnée du comte Dracula par ses adversaires à la fin du roman de Bram Stoker.
Tout aussi admirable est l’analyse portant sur la représentation du corps. Celle-ci examine les créatures les plus illustres de l’imaginaire gothique (le vampire, le fantôme, le loup-garou puis les zombies), ainsi que la fascination pour la frontière ténue entre la souffrance et le plaisir. Les récits d’épouvante mettent en scène mutilations et tortures en disséquant les reconfigurations possibles du corps humain.


A ce titre, j’ai été rétrospectivement un peu déçue de ne pas voir mentionnés les auteurs-compositeurs les plus controversés (notamment Marylin Manson et avant lui, Alice Cooper dont l’objet emblématique est la cravache), qui transforment leurs concerts en un théâtre grand guignol et simulent l’automutilation sur scène. Robert Smith fait certes figure d’icône parmi le paysage musical anglais des dernières décennies, mais retenons qu’il incarne la version relativement soft de la grande famille du rock anglophone comprenant également des tendances plus extrêmes tels le heavy métal, le death métal ou le grindcore.

A la lumière de cette exposition qui promet d’être l’une des plus réussies de 2015, je tenterais d’avancer que s’il n’y a pas de mouvement gothique établi à l’instar de grands courants tels le romantisme ou le réalisme, on pourrait peut-être parler de mouvance ou de tendance. Ce n’est donc pas un hasard si les responsables de la programmation événementielle de la British Library ont souhaité s’épancher sur l’ « imagination » ou l’ « imaginaire » gothique. Si la littérature et le cinéma d’épouvante constituent une source inépuisable d’inspiration, c’est parce qu’ils interrogent la nature de l’imaginaire humain et qu’ils permettent une libération des sens. Ce qui est certain, c’est que l’impact du roman gothique anglais a largement dépassé son influence d’origine – au sein des milieux littéraires et bourgeois – ce qui permet sa constante récupération par la culture populaire. Encore aujourd’hui, les subcultures gothiques font parler d’elles pour notre plus grand effroi et surtout… pour notre plus grand plaisir.





[1] Cette image constitue peut-être le cliché le plus célèbre du film muet Nosferatu le vampire, réalisé par le cinéaste expressionniste allemand Friedrich Wilhem Murnaü (1888 – 1931)
[2] La parution du traité d’esthétique d’Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, annonce en Grande-Bretagne la transition de la pensée néo-classique vers une sensibilité préromantique. Selon Burke, l’expérience du sublime est telle qu’elle provoque terreur et épouvante chez l’être humain
[3] Horace Walpole relate sa visite de la maison de Cock Lane en 1762 dans une lettre adressée à son ami Horace Mann. Il tourne en dérision la crédulité extrême du public qui semble être terrorisé par les bruits émis par le fantôme