lundi 29 octobre 2018

"Terror and Wonder" à la British Library



« Croyez-vous aux fantômes ? » « Non mais j’en ai peur ! » répondait Madame du Deffand à son ami Horace Walpole. La réaction de la marquise, alliant la crainte à la délectation, indique qu’au 18ème siècle, même certains membres de la noblesse se disaient effrayés par les phénomènes surnaturels évoqués dans la littérature gothique.
La fiction gothique constitue un genre littéraire en prose qui mêle la présence de créatures monstrueuses et d’événements inexplicables au sentiment de terreur. Le château en ruines ou le vaste manoir perdu dans la forêt sert bien souvent de cadre au récit. L’aspect mélodramatique du roman gothique et son lot d’archétypes (l’innocente demoiselle en détresse, le méchant baron, le fantôme ou la sorcière) ont donné lieu à plusieurs parodies de la part d’écrivains qui raillaient son succès auprès des jeunes femmes de la bourgeoisie aisément impressionnables.
« Terror and Wonder : The Gothic Imagination », présentée à la British Library du 3 octobre 2014 au 20 janvier 2015 retrace la naissance et l’évolution de la littérature gothique, du milieu du 18ème siècle jusqu’à ses influences contemporaines, à travers des manuscrits inédits, le cinéma, la photographie ou les comic books. Peut-on alors parler de « courant » ou de « culture » gothique ? C’est ce que les conservateurs de la British Library se sont proposés d’explorer en exposant plus de 150 objets qui témoignent de notre immuable fascination pour le macabre.

L’ombre menaçante du comte Orlock qui se dessine sous d’imposantes ogives vous accueille à l’entrée[1]. Une série de voûtes recouvertes d’étoffes bleu nuit, accompagnée par une mise en scène certes sobre mais lugubre, rythme le parcours de l’exposition. Ses commissaires ont souhaité l’organiser selon un parcours chronologique : il s’agit tout d’abord de familiariser le visiteur avec l’éclosion de la littérature gothique, qui s’est développée en réaction contre la vogue du roman d’apprentissage réaliste. Cet attrait pour les abbayes anciennes et les histoires de fantômes surprendra plus d’un spécialiste des Lumières adepte d’une lecture homogène du 18ème siècle, caractérisé par une révolution de la pensée politique et scientifique. Si la publication du traité de Burke sur le sublime (1757) fut décisive pour l’expansion de l’imaginaire fantastique[2], Horace Walpole, l’auteur du tout premier roman gothique anglais, prétend lui-même avoir été inspiré par un cauchemar pour l’écriture du Château d’Otrante (1764). La résidence de Walpole à Strawberry Hill, ouverte aux visites du public depuis le succès de son roman, est aujourd’hui considérée comme l’une des étapes principales du « pèlerinage » gothique. 
Henry Fuseli, Le Cauchemar, 1790
Huile sur toile, 77 x 64 cm
Goethe Museum, Francfort
Bals costumés, masques, spectacles aux effets spéciaux angoissants : dans la seconde moitié du 18ème siècle, la gentry raffole de sensations fortes. Certains en profitent, comme les propriétaires de la maison de Cock Lane à Londres, qu’on dit hantée par une fillette de douze ans[3].

Dans les arts visuels, c’est principalement Henry Fuseli (1741 – 1825) et William Blake (1757 – 1827) qui démontrèrent leur attrait pour le surnaturel en s’inspirant des passages les plus sombres de Shakespeare ou de légendes médiévales. Les deux versions du Cauchemar (qui n’est pourtant tiré d’aucune source littéraire) ont frappé plusieurs générations d’artistes. L’emblématique toile de Fuseli ne cesse d’inspirer cinéastes et écrivains.

Henry Fuseli, Le Cauchemar, 1781
Huile sur toile, 101,6 x 127 cm
Detroit Institute of the Arts



La Révolution Française et le règne de la Terreur influencent durablement l’évolution de l’imaginaire gothique : des écrivains tels que Matthew Gregory Lewis cherchent alors à inspirer l’épouvante dans l’esprit de leurs lecteurs. Le Moine (1796) traite de thèmes si subversifs (inceste, viol et pratiques sataniques) qu’il est même dénigré par les auteurs de romans noirs les plus en vogue. Les romantiques entretiennent quant à eux une relation ambiguë avec la littérature gothique : si Walter Scott l’apparente à un produit de la « culture populaire », il emploie certains de ses procédés narratifs pour impressionner son lecteur.
Le monstre de Frankenstein, le fantôme de Heathcliff qui apparaît à Cathy sur la lande désolée, la première femme folle de Rochester : ce sont tout autant de créatures qui incarnent cet « Autre », celui qui cristallise les angoisses et les fantasmes les plus profonds de l’inconscient collectif britannique. Rappelons à ce titre que l’horreur provoquée par les romans des sœurs Brontë est de nature principalement psychologique ; ce sont les tourments de l’âme des personnages qui déclenchent notre effroi : on est bien loin des archétypes de base qui peuplent les premiers récits d’épouvante.

A l’époque victorienne, le cadre spatial du roman gothique se transforme : c’est le paysage urbain qui devient le lieu privilégié du récit. D’illustres hommes de lettres tels Charles Dickens (1812 – 1870) ou Wilkie Collins (1824 – 1889) empruntent plusieurs de ses techniques littéraires au roman gothique, alors que son public comporte progressivement les classes populaires. La diffusion de penny dreadful à l’époque où Londres subit les effets de l’industrialisation massive atteste le triomphe de la littérature d’horreur : ces récits qui paraissaient en série dans des journaux imprimés sur du papier bon marché se vendaient un « penny » par numéro. Le terme de penny dreadful se met à englober toute publication d’histoires macabres ou de récits à sensations.

Vers la fin du 19ème, les intrigues du roman gothique se teintent d’un pessimisme qu’on désigne en Grande-Bretagne sous le nom « d’esprit fin-de-siècle ». Dans L’étrange cas du docteur Jeckyll et M. Hyde, Robert Louis Stevenson s’inspire de la théorie darwinienne de l’évolution afin d’interroger les rapports flous entre l’animal et l’humain. Influencée par la série de meurtres commis par Jack l’Eventreur, la littérature d’épouvante connaît un renouveau en traitant de thèmes comme la dégénérescence physique ou morale. Des œuvres telles que Le portrait de Dorian Gray (Oscar Wilde, 1890) ou Dracula (Bram Stoker, 1901) en sont le parfait exemple.
Une des pièces phares de l'exposition: le trousseau
du chasseur de vampires

Tandis que l’Angleterre voit apparaître les premiers mouvements féministes, les héroïnes de la littérature gothique deviennent menaçantes, voire nocives. Dans une certaine mesure, elles incarnent cette femme fatale que les britanniques redoutent tant, cette prédatrice à l’appétit sexuel insatiable.

C’est ce qu’on retrouve au cinéma qui en est à ses débuts : les réalisateurs en profitent pour mettre en scène leurs fantasmes en filmant des scènes d’amours lesbiens ou sadomasochistes. Les films muets sont également inspirés par le spiritisme, très en vogue dans la première moitié du 20ème siècle et pratiqué par des personnalités de renom comme l’auteur Arthur Conan Doyle. A partir des années 50, les films inspirés de récits d’horreurs s’affranchissent progressivement de leur source littéraire.
Montrer au spectateur le plan du personnage terrifié avant de révéler l’apparition ou le monstre est alors un des procédés favoris des cinéastes, comme en témoigne la scène la plus célèbre des Innocents (Steve Biodrowski, 1961) adapté de la nouvelle fantastique de Henry James Le tour d’écrou (1898). Peu à peu, les troubles de l’adolescence et les craintes relatives à la sécurité des enfants deviennent les thèmes favoris du cinéma d’épouvante.

Cliché des Innocentes (1961): la gouvernante tente de montrer l’apparition à son élève.
Le personnage principal voit-elle réellement les fantômes des gouvernantes qui l’ont précédée
ou les spectres ne sont-ils que les produits de son imagination ? 

A l’aube du 21ème siècle, l’imaginaire gothique est rapidement récupéré par la culture populaire et influence des domaines artistiques variés : littérature pour « jeunes adultes » (on pense notamment au succès la saga Twilight ou aux réécritures des romans de Jane Austen peuplées de zombies et autres créatures), dessin animés, séries télévisées, musique, et même la mode. Pour sa collection automne hiver 1996 intitulée Dante, Alexander McQueen emploie la dentelle noire et des corsets qui rappellent l’habillement victorien. 
Ce sont ces mêmes accessoires qui sont portés par des membres de communautés dites « gothiques » : ainsi, l’exposition s’achève par une série de photographies de festivaliers en costume lors du weekend « goth » de Whitby (Yorkshire), qui a lieu chaque année.


Si l’exposition se visite relativement rapidement (on est loin d’un blockbuster à « Late Turner » de la Tate Britain présentée ce même hiver), il ne m’a fallu pas moins de trois heures pour lire les cartels dans leur intégralité, m’attarder sur les archives de la collection et regarder presque tous les documentaires, interviews et extraits de films qui démontrent la minutie de la recherche scientifique effectuée par ses organisateurs. « Terror and Wonder » brille par la qualité de ses explications qui sont rendues accessibles au visiteur non averti, en évitant l’écueil d’une mise en scène trop spectaculaire. Mais l’attrait pour le côté obscur de la psyché britannique est bien présent : le public comporte de nombreux jeunes qui peut-être se reconnaîtront dans les photos par Martin Parr des festivaliers se rendant à Whitby, le village dans lequel se situe la traque acharnée du comte Dracula par ses adversaires à la fin du roman de Bram Stoker.
Tout aussi admirable est l’analyse portant sur la représentation du corps. Celle-ci examine les créatures les plus illustres de l’imaginaire gothique (le vampire, le fantôme, le loup-garou puis les zombies), ainsi que la fascination pour la frontière ténue entre la souffrance et le plaisir. Les récits d’épouvante mettent en scène mutilations et tortures en disséquant les reconfigurations possibles du corps humain.


A ce titre, j’ai été rétrospectivement un peu déçue de ne pas voir mentionnés les auteurs-compositeurs les plus controversés (notamment Marylin Manson et avant lui, Alice Cooper dont l’objet emblématique est la cravache), qui transforment leurs concerts en un théâtre grand guignol et simulent l’automutilation sur scène. Robert Smith fait certes figure d’icône parmi le paysage musical anglais des dernières décennies, mais retenons qu’il incarne la version relativement soft de la grande famille du rock anglophone comprenant également des tendances plus extrêmes tels le heavy métal, le death métal ou le grindcore.

A la lumière de cette exposition qui promet d’être l’une des plus réussies de 2015, je tenterais d’avancer que s’il n’y a pas de mouvement gothique établi à l’instar de grands courants tels le romantisme ou le réalisme, on pourrait peut-être parler de mouvance ou de tendance. Ce n’est donc pas un hasard si les responsables de la programmation événementielle de la British Library ont souhaité s’épancher sur l’ « imagination » ou l’ « imaginaire » gothique. Si la littérature et le cinéma d’épouvante constituent une source inépuisable d’inspiration, c’est parce qu’ils interrogent la nature de l’imaginaire humain et qu’ils permettent une libération des sens. Ce qui est certain, c’est que l’impact du roman gothique anglais a largement dépassé son influence d’origine – au sein des milieux littéraires et bourgeois – ce qui permet sa constante récupération par la culture populaire. Encore aujourd’hui, les subcultures gothiques font parler d’elles pour notre plus grand effroi et surtout… pour notre plus grand plaisir.





[1] Cette image constitue peut-être le cliché le plus célèbre du film muet Nosferatu le vampire, réalisé par le cinéaste expressionniste allemand Friedrich Wilhem Murnaü (1888 – 1931)
[2] La parution du traité d’esthétique d’Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, annonce en Grande-Bretagne la transition de la pensée néo-classique vers une sensibilité préromantique. Selon Burke, l’expérience du sublime est telle qu’elle provoque terreur et épouvante chez l’être humain
[3] Horace Walpole relate sa visite de la maison de Cock Lane en 1762 dans une lettre adressée à son ami Horace Mann. Il tourne en dérision la crédulité extrême du public qui semble être terrorisé par les bruits émis par le fantôme






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