vendredi 5 janvier 2018

Alice Cooper, parrain du shock rock



L'Olympia. Les mots me manquent pour décrire combien j'aime cette salle. Et c'est justement parce que je voulais me rapprocher et braver mon mètre soixante que nous voilà accolés derrière les grilles, par un froid glacial, en ce soir de décembre 2017. 
L'Olympia, ça faisait longtemps. Patienter pour sa star avant même l'ouverture des portes, également. Il est 19h et quel bonheur de se rappeler que n'importe où, la pente qui mène vers la scène nous fournit une vision absolument optimale. Ca change de Bercy il y a un mois ! Les plaisanteries vont bon train, on sent l'audience fébrile. Pas forcément celle qui recherchera le grand frisson dans les slams ou les pogos, non, le groupe que nous sommes venus voir nous donnera suffisamment de sensations pour la soirée. Ce public très masculin dont la moyenne d'âge frôle les 50 ans semble plus flexible. Plus enthousiaste, plus tolérant aussi : il est plus facile de se faufiler entre les groupes de personnes pour retrouver ceux qui vous attendent, ou d'entamer une discussion - musicale bien sûr - avec ses voisins que dans n'importe quelle autre grande salle parisienne. Ca cause Hellfest, hard rock, dernier concert, conseils pour bien dormir et préserver son énergie en festival ... J'avais oublié combien j'apprécie la communauté geeko-metalleuse, ça y est, j'ai à nouveau 15 ans. On s'échange des chansons, on se conseille... le temps passe trop vite. 

Paradoxe: l'attente se fait à peine ressentir tellement l'excitation est à son comble. Légèrement dubitative, je me suis renseignée à quoi ressemblera ce set, à la mise en scène surtout, capable de heurter la sensibilité de certains. Il faut dire que les Marilyn Manson et autres hard-rockers indus n'ont rien inventé. Alice Cooper, j'ai dû apercevoir son nom ça et là à l'aube de mes vingt ans, lorsque je dérivais au gré des méandres tortueux du glam-rock. Bowie bien sûr, mais surtout Lou Reed, plus tard Iggy Pop, Gary Glitter, Slade et The Sweet, tout y passait. Forcément ce choix de patronyme m'intriguait, surtout lorsque je découvris qu'il désignait un frontman masculin. "Attends mais Alice Cooper... c'est un mec ?" me souvins-je avoir demandé un jour à une amie fan de rock qui ne s'est pas privée de se moquer de moi . Bref, je trouvais que cette destruction des codes genrés, incroyablement présents dans le rock, malgré la vague de libération sexuelle des années 70, était plutôt badass. 

Et puis il y a eu ce jour en vacances où on m'a fait voir le premier opus de "Wayne's World". Ce qui est drôle, c'est que tout un groupe de copains connaissait déjà les références par coeur sans me les expliquer et que du coup j'ai eu l'impression de subir la révélation de St-Antoine au premier visionage ("aaaaaah mais c'est pour çaaa qu'ils réagissent comme ça quand ils remarquent une jolie fille"). J'étais déjà trop avancée en âge pour avoir connu le statut complètement culte de ce film de geeks doublé par Les Nuls (un des rares objects cinématographiques non identifiés que jamais je ne pourrai regarder dans sa version originale), mais ce qui est sûr, c'est que la culture rock et surtout glam-metalleuse faisait intégralement partie de son charme. Queen, Clapton, Sabbath, Hendrix, et dans la suite, Aerosmith, The Doors, cette bande originale d'une perfection absolument immaculée a beaucoup joué, je pense, dans la démocratisation du rock anglophone auprès des jeunes français des années 90 (si avouez. Vous faîtes tous ça dans la voiture ou en soirée quand vous passez "Bohemian Rhapsody"). 



Si une autre scène - qui devient un véritable running-gag dans le 2- est demeurée célèbre, c'est celle du traditionnel concert: Wayne et Garth obtiennent un pass VIP pour délaisser le show, accéder aux loges (non sans s'en vanter, en même temps, qui leur en voudrait, on ferait tous pareil) pour se retrouver face à la star en question muets et/ ou bredouillants d'admiration. 

Dans le premier film, c'est bien Alice Cooper qui les accueille et donne une leçon d'histoire sur le patelin paumé où ils habitent. Brillante intervention des doubleurs: la façon de traiter Alice comme une personnalité à part entière sans totalement remplacer sa voix. A l'inverse c'est une voix-off qui assure la traduction, à la manière d'un documentaire. Les répliques "on mérite pas ! on est tout p'tits" en se prosternant sont devenus tellement iconiques au sein de la culture populaire qu'Alice Cooper se ferait aborder à chaque sortie d'aéroport par ses fans qui, selon ses dires, pensent être les premiers petits malins à rejouer la fameuse scène. "Au bout de la quatrième fois", a ajouté Alice, non sans une certaine lassitude, dans une interview, "je tends la main pour les laisser embrasser ma bague, comme dans le film, et tout le monde est content"

Quelques années plus tard, au retour de séjour à l'étranger, le glam-rock devenait une véritable obsession. Non pas pour supplanter le punk: ma tendance analogique à établir souvent des connections plus que foireuses percevait naturellement le glissement qui s'était opéré dans mes bien-aimées années 70. Au fil de mes lectures, le nom de Mr Cooper revenait avec une entêtante régularité. Cette icône semblait avoir traversé différentes phases dans sa carrière, inspiré non pas seulement par le glam, mais aussi la new wave, le hard rock, la pop, le heavy metal... Mais si Vince Furnier se distinguait de ses congénères, c'était avant tout par son sens du spectacle et de la mise en scène. J'entendais toutes sortes de rumeurs, comme celles du poulet égorgé sur scène, qui alimentaient la légende (par la suite, j'appris que cette anecdote, ainsi que l'incitation à la violence ou au suicide en concert, était fausses). L'ouverture du show par la sortie de Alice en vampire, ses costumes extravagants, son maquillage, le décor tout droit sorti d'un film d'horreur, la simulation de mutilations, il n'en fallait pas plus pour nourrir mon imaginaire trop développé. 
On comparait les expérimentations scéniques du Alice Cooper band au cabaret, en passant par le théâtre grand guignol et la succession de tableaux vivants (ou morts selon les chansons) : le père du shock rock, c'est lui. Plus que jamais concerts et titres racontent une histoire, dépassant ainsi la création du traditionnel concept albumC'est à peu près à cette époque que j'ai dû acheter le best-of Monsters and Mascara et... j'ai été étrangement déçue. Je ne retrouvais pas la hargne et la violence que j'avais imaginées car, il faut le reconnaître, certains tubes d'Alice Cooper restent très pop (ce qui, je m'aperçus par la suite, fait sa force, car il est capable de naviguer à travers tous les styles). Petit à petit, Alice Cooper me sortit de l'esprit jusqu'à l'annonce de ce concert parisien et la sortie de son dernier album, Paranormal. Vu ce que j'avais lu et cru, je me dis que c'était une occasion inespérée, à ne surtout pas rater. 


Vingt heures: extinction des feux. Comme toujours, un frémissement se fait sentir : l'attente de la sempiternelle première partie. Ce seront les brésiliens Republica qui viendront défendre leur album Brutal and Beautiful. Si le design de la pochette laisse franchement à désirer, quelle surprise en revanche, de pouvoir apprécier un groupe de metal en parfait accord avec la soirée qui s'annonce et qui surtout, assure le show. Tout de cuir vêtu, la  lisse crinière de Leo Beling accompagne le rythme de ses chansons. "Merci !", "Obrigado !" ponctue-t-il chaque fin de titre. Le set serait presque trop court. Une chose est sûre : la salle est chaude bouillante pour accueillir Dwight Frye, Mr Frankenstein et les autres... 
Coucou je suis un bébé vampire assoiffé de sang
"Spend the Night", l'intro du spectacle, sera la seule pièce que nous n'entendrons pas en live. Toile de fond arborant les orbes maquillés du frontman dont la pupille en forme d'araignée tissant sa toile ressort, même prunelles qui se répètent sur les toms et la grosse caisse, mystérieuses boîtes, poupées et mannequins au faciès grimaçant, tout nous porte à croire que le public est l'invité de marque de cette vision cauchemardesque. Une voix sortie d'outre tombe retentit au son d'une mélodie dissonnante nous sommes les "unfortunate souls" du spectacle... 
Il existe une légende selon laquelle seuls les musiciens qui auraient signé un pacte maléfique pour vendre leur âme au diable seraient capables de jouer du rock. "Sympathy for the Devil", "Highway to Hell", nombreux sont les tubes planétaires qui font explicitement référence à l'inspiration satanique. David Bowie n'a-t-il pas lui-même affirmé "rock has always been the devil's music"? Plus récemment, c'est Tenacious D qui retrace dans leur concept album éponyme l'épopée du groupe vers le médiator du Diable. Leur premier single, "Tribute", est un hommage humoristique au single "Stairway to Heaven" de Led Zeppelin, et relate la battle musicale entre le groupe et le diable en personne, incarné par Dave Grohl, nul autre que... l'ancien batteur de Nirvana et l'actuel des Foo Fighters. 

Alice Cooper s'inscrit dans cette tradition. 

Très ponctuel, le groupe entre en scène et nous épargne ses caprices de rock star. C'est sous un véritable tonnerre d'applaudissement que résonnent les premières notes de "Brutal Planet". Point de sortie de cercueil cette fois-ci, mais il ne troquera jamais sa cape de vampire. C'est sur un costume néo-victorien que nous accueille le vocaliste. Veste aux tons bordeaux de velours côtelé sur un gilet noir, tandis que mitaines et pantalon de cuirs sont tout autant de références discrètes au milieu SM/ steampunk. Sans oublier la cravache bien sûr ! Parmi ses fidèles musiciens, Nita Strauss à la guitare, qui semble ensorceler toute la salle. Sa "machine de guerre" comme se plaît à l'appeler Alice. Quant aux lumières, rien n'à dire. Une fois de plus, l'Olympia a réalisé un formidable travail de régie. 




Ni une, ni deux, le groupe enchaîne sur un des premiers tubes qui a fait sa renommée: "No More Mr Nice Guy". Si le tempo paraît plus rapide que sur les albums, si Alice Cooper nous laisse à peine respirer entre deux morceaux, si la set-list ne change guère d'un concert à l'autre sur cette tournée mondiale, il suffit de les voir jouer pour ressentir leur satisfaction. Nul besoin d'agrémenter chaque fin de chanson par quelques mots, ce soir, c'est à travers la musique, la scène, nos tripes et nos mirettes qu'on communique. 
Quelques minutes suffisent pour qu'Alice Cooper et ses musiciens  venus de l'au-delà tiennent le public sous leur houlette. Le show sera le même d'une ville à l'autre, même costumes, même acte, même mascarade ? Qu'importe. Le plaisir est manifeste. Et partagé. Et pour cause: j'ai à peine le temps de m'apercevoir qu'on chante en choeur de refrain de "Department of Youth", la première chanson Cooperienne pour laquelle je vouais une véritable passion. 

Mais c'est le souffle épique de "Pain" qui me donnera ce soir là mes premiers frissons. Sa mise en scène et certains riffs rappellent sans aucune difficulté le metal, son accoutrement s'inspire purement du glam rock, mais certains titres - notamment ceux qui portent sur la jeunesse - sonnent éminemment pop. Quant à ceux qui s'inquiètent d'assister à une promotion des derniers albums, pas de panique ! Mr Cooper connaît son fond de commerce et sait qu'on attend ses grands succès des années 70-80. D'ailleurs, c'est aussi à travers toute une panoplie de tenues qu'Alice Cooper se distingue: tel un caméléon, il troque sa veste pour un perfecto puis un simple top déchiré noir, à l'image du show. 

On prépare le terrain. Avant puis après "Poison", le frontman laisse la part belle aux musiciens qui s'expriment au moyen de solos en tous genres. En réalité, lui n'est que le Master of Puppets, le Maître de Cérémonie qui orchestre ce spectacle grand-guignolesque de sa voix, et sa canne, en battant la démesure. 
"Feed My Frankenstein" constitue l'apogée du set. Désormais nous sommes prévenus: il sera difficile de revenir en arrière. Notre rockeur débarque sur scène vêtu d'une blouse blanche maculée de sang: comme le héros du roman de Mary Shelley, il va créer une créature à son image, réalisée à partir d'ossements et d'organes de cadavres glanés dans les cimetières ! Logique, la filiation, puisque Shelley est considérée comme la reine du roman d'horreur Gothique et de la science-fiction. Sauf que cette fois-ci, Alice Cooper joue sur la confusion que le grand public a tendance à faire entre le monstre et son créateur... en endossant lui-même le costume de sa progéniture ! Pour se faire, la rockstar est passée dans une machine qui évoque les adaptations des films de la Hammer. Mr Cooper connaît ses classiques. 
  
Sur "Cold Ethyl", il n'hésite pas à agiter en rythme une poupée de chiffon à taille humaine. Tu crois naïvement, toi spectateur, que cette scène dérangeante incite à un certain sexisme ? Tu n'es pas au bout de tes surprises. D'abord, parce qu'il y a "Only Women Bleed", une ballade toute en finesse, d'une poésie déconcertante, où les instruments filent doux. J'avais craint, en allant me promener sur Youtube, que la voix d'Alice Cooper ne sonne faux, ou, à défaut, ne fasse plus le poids. En réalité les vidéos que j'avais chassées ça et là ne lui rendent pas justice. La voix est intacte. Et malgré ses paroles provocantes, c'est bien la narration d'une femme violentée qu'on entend. A ce titre, j'ai juste envie d'embrasser toute la salle qui écoute le groupe religieusement. Ca faisait vraiment longtemps que je ne m'étais pas retrouvée au sein d'un public aussi respectueux. On danse, on hurle, on salue la performance, mais toujours à la toute fin des chansons, on ne se marche pas sur les pieds, on fait attention aux autres avec nos pintes. Pas de forêts d'Iphaunes ou d'appareils. Si quelques uns désirent immortaliser ce moment, ce n'est que timidement, et en vérifiant bien que cela ne dérange pas le voisin. La bienveillance des gens est ce soir, assez incroyable. 


Ensuite, le moment que beaucoup attendent arrive enfin: camisolé, Alice Cooper est emmené de force par ses deux infirmières (incarnées respectivement par sa fille et sa compagne). C'est la ballade de Dwight Fry. Lui, devenu fou à lier, doit alors recevoir sa dose de calmants. Une seringue géante lui est alors administrée sous nos yeux. Je dois dire que c'est précisément l'instant du spectacle que je redoutais. D'ailleurs, un gros métalleux devant, livide, tombe dans les pommes. Mais je prends une grande inspiration, jette un coup d'oeil à mes compagnons de soirée présents à mes côtés, et me retrouve bien vite à beugler avec les autres, emportée par la musique. C'est assez étrange de se dire qu'on ressemble à peu de choses près aux audiences des exécutions sur les places publiques qui exortaient le bourreau à faire montre de violence, tout en éprouvant un profond respect pour chacun. Assez jouissif. Parce qu'il faut reconnaître qu'Alice Cooper n'émet aucune attaque personnelle, que ce soit envers ses musiciens, son public ou les femmes. Et que ce rituel sacrificiel constitue une très belle preuve d'amour envers nous. La magie de l'illusion scénique, plus encore qu'au cinéma, c'est de laisser de côté, pendant quelques instants, notre jugement, notre rationalité pour y croire, tout en maintenant cette distance grâce à la scène. C'est peut-être ça, finalement, la catharsis, et ce que ressentait le public face à l'oenucléation d'Oedipe-Roi. 


Roulements de tambour: notre chanteur sera guillotiné sur scène... avant de réapparaître sur un final magistral avec "Eighteen". La foule est en liesse. On n'a guère vu un tel show. Aidé d'une béquille et comme se relevant parmi les morts, Alice Cooper brame son crédo : celui d'une jeunesse malade, en manque d'inspiration et de révolutions. Lyrique manière d'annoncer le rappel, un sublime medley de "School's Out" et de "Another Brick in the Wall" des Pink Floyd. 
"Joyeux Noël" nous souhaite le groupe avant de tirer sa révérence pour achever cette tournée haute en couleurs, en costumes et en monstres. Il fallait le voir pour y croire : plusieurs semaines après le concert, je me passais en boucle les tubes du groupe, qui prenaient pour moi une résonnance nouvelle. Alice Cooper fait partie de ses artistes à voir sur scène pour figurer parmi ses groupies. Pas une seule fois je n'ai regretté le prix de cette place de spectacle, le jeu en valait véritablement la chandelle, et en sortant, on se plaît à fantasmer un prompt retour en France, où nous serons au rendez-vous. 

Quelques jours plus tard, je me suis surprise à rechercher maintes interviews qui fustigeaient la violence des représentations d'Alice Cooper. Plusieurs réflexions en ressortent. D'abord, Alice Cooper, c'est un pseudonyme, et nul n'est plus pacifiste que Vincent Damon Furnier hors de la scène et de son personnage. Il martèle à plusieurs reprises que jamais il ne fera en son nom véritable l'apologie des pratiques décrites dans ses chansons. C'est quelqu'un de posé, d'assez croyant, qui réfute les accusations de sataniste dont il a été affublé. Ensuite, la plupart des rumeurs qui ont circulé à propos de ses concerts sont erronées. Et Cooper de nous raconter qu'après le train de vie frénétique des années 70 auprès de Joplin, Zappa, Morrison et ses idoles, après l'alcool et les drogues ce serait... le golf qui l'aurait sauvé et apaisé. 


Plus encore que le metal, plus encore que l'élégie de David Bowie, Alice Cooper, c'est le rock de tous les laissés pour compte, les freaks, les misfits, les nostalgiques et les clowns tristes. J'aurais vu ce soir l'un des concerts les moins élitistes de ma vie. 


Should Auld Acquaintance Be Forgot
And Never Brought to Mind? 






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