mercredi 21 septembre 2016

Le Lorrain et le jardin anglais


Le Lorrain, Paysage pastoral, 1644
Huile sur toile, 98 x 137 cm
Musée des Beaux-Arts de Grenoble

"Rigide et menaçant"
Voici les deux qualificatifs que Nietzsche aurait employés pour décrire un tableau du Lorrain. Lequel ? Cela, l'histoire ne le dit pas. Mais ce qui est certain, c'est que les toiles de Claude Gellée semblent susciter la plus vive émotion, ce qui est d'autant plus surprenant lorsqu'on sait que le philosophe allemand se plaisait à répéter qu'il n'aimait guère la peinture. 

Claude Gellée, dit "Le Lorrain" est né au château de Chamagne en 1600. Troisième d'une famille de cinq enfants, le Lorrain ne fera jamais de détour par la capitale. Sa formation artistique débute dès le plus jeune âge, alors que le petit Claude parcourt bois, champs et vallons de l'actuelle Moselle. Alors apprenti pâtissier, le Lorrain quitte très tôt sa région d'origine pour se rendre en Italie. C'est en travaillant comme cuisinier auprès du maniériste Agostino Tassi (1556 - 1644) qu'il apprend à peindre. Il effectue un séjour à Naples entre 1617 et 1621 dans l'atelier du paysagiste Godefroy Walss. Le Lorrain ne revient que brièvement en France par l'Italie puis l'Allemagne (1625 - 1627) pour collaborer avec le peintre baroque Claude Déruet (1558 - 1660), afin de décorer l'église des Carmélites. Il s'établit ensuite à Rome de façon définitive. Admirateur d'Annibal Carrache (1560 - 1609), il acquiert peu à peu son propre style dans lequel le travail sur la lumière et les effets atmosphériques auront un rôle majeur. 

Annibal Carrache, La Fuite en Egypte, 1603
Huile sur toile, 122 x 230 cm
Galerie Doria-Pamphili, Rome
Le Lorrain reçoit d'abord des commandes du pape Urbain VIII. Après sa rencontre décisive avec Nicolas Poussin (1594 - 1665), il peint de nombreux ports imaginaires et des paysages de ruines néo-classiques. La plupart représentent une scène de crépuscule, baignée par la lumière rasante d'un soleil couchant situé dans la ligne de fuite de la composition, placée à hauteur d'oeil. C'est à cette époque qu'il produit des scènes d'embarquement (Port de mer au soleil couchant, 1639; Ulysse remet Chryséis à son père, 1644; Le Débarquement de Cléopâtre à Tarse, 1642). 
Nicolas Poussin, Et in Arcadia ego, 1638 - 1640
Huile sur toile, 85 x 121 cm
Musée du Louvre 
A partir de 1645, le Lorrain puise son inspiration dans les sources antiques ou bibliques. La lumière de ses tableaux devient plus uniforme et paisible (Marine avec Apollon et la Sybille de Cûmes entre 1645 et 1650; Mariage d'Isaac et Rebecca, 1647; L'Embarquement de la Reine de Saba, 1648). Les scènes de pastorales semblent directement issues des Géorgiques de Virgile. Vers la fin de sa carrière, la palette du Lorrain se charge de nuances argentées et ses titres endossent une portée plus symbolique (Paysage avec Tobie et l'ange, 1663; Paysage avec Enée chassant sur la côte de Libye, 1672). L'artiste meurt de la goutte en 1682, avant d'être inhumé à Rome dans l'église Trinita dei Monti. 

Le Lorrain, Embarquement de la reine de Saba, 1648
Huile sur toile, 149 x 194 cm
National Gallery, Londres

Entre onirisme et poésie, la mise en lumière des toiles du Lorrain accorde au paysage une place prépondérante, alors qu'il sert pourtant de simple cadre à une scène biblique ou mythologique. La référence littéraire n'est en réalité qu'un prétexte à l'expérimentation picturale. Ainsi, même les personnages de premier plan sont de petite taille. 
La reconnaissance du Lorrain Outre-Manche est telle que les britanniques le désignent seulement par son prénom, "Claude". Ce dernier devient rapidement synonyme d'esthétique du pittoresque. Au XVIIIème, l'expérience de la beauté de la nature remet en cause les valeurs du rationalisme célébrées par les Lumières. La notion de picturesque est introduite par l'artiste William Gilpin en 1782 dans un manuel de tourisme qui préconise aux voyageurs d'admirer le paysage anglais selon cette esthétique naissante. Le picturesque se situe à la charnière entre le beautiful et le sublime. Ces deux concepts définis par l'essayiste Edmund Burke (1729 - 1797) dans son traité A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas on the Sublime and the Beautiful (1757) posèrent les jalons de la sensibilité préromantique en Grande-Bretagne. Selon Burke, ils répondent à des critères bien différents. L'expérience du beau provient de la contemplation de la belle forme, suscitant des sentiments agréables et apaisants. En revanche, l'expérience du sublime est considérée comme trop imposante et ne peut que provoquer terreur et épouvante. Le motif typique du sublime, c'est l'image du spectateur debout au bord d'une falaise escarpée, tel le modèle de dos du Voyageur au-dessus de la mer de nuages

Caspar David Friedrich, Voyageur au-dessus de la mer de nuages, 1817 - 1818
Huile sur toile, 94,4 x 74,8 cm
Kunsthalle de Hambourg

Contrairement à l'idéal prôné par Burke, la variété et l'irrégularité de la campagne anglaise, ses phénomènes météorologiques changeants et les ruines deviennent les poncifs du pittoresque. Il ne faut pas inspirer au spectateur l’horreur et la fascination, mais le charmer, lui plaire et même le surprendre[1]. Le picturesque devient un idéal typiquement local afin de faire concurrence aux règles classiques de la pastorale adoptées par les Maîtres français et italiens. 
Attribué à Thomas Gainsborough
L'homme au miroir noir
British Museum
Selon William Gilpin, les toiles du Lorrain et le Lake District (Nord-Ouest de l’Angleterre) sont particulièrement propices à l’expression du pittoresque. Les artistes préromantiques anglais parcourent cette région et peignent sur le motif grâce au miroir noir (aussi appelé « miroir du Lorrain »). Cet accessoire légèrement convexe teinté au noir de fumée leur permet de réaliser des esquisses rapides d’un site donné en dissolvant les tonalités, présentant ainsi un cadrage optimal de la scène isolée de son contexte, ensuite retravaillée en atelier.

A la fin du XVIIIème siècle, la « querelle du pittoresque » fait rage en Angleterre. Nombreux sont les  peintres et philosophes qui préfèrent la grandiose esthétique du sublime louée par Burke à l’idéal du picturesque qui suppose une mise en scène du spectateur. Les tableaux du Lorrain présentent une version idéalisée de la nature, ce que les paysagistes britanniques tentent de recréer en aménageant leurs jardins comme une composition picturale. Le jardin à l’anglaise se développe en effet depuis le début du XVIIIème siècle. Son modèle se répand progressivement en Europe, si bien que sa vogue surpasse celle du jardin à la française. A travers la réalisation des jardins de Versailles, le Nôtre, influencé par la peinture classique, avait déjà imposé les règles de l’art floral et paysager. Or, leur symétrie excessive fut considérée en Grande-Bretagne comme trop révélatrice de la domination de l’homme sur la nature. 



Des paysagistes anglais tels que William Kent (1685 – 1748) et Capability Brown (1716 – 1783) recherchèrent l’harmonie des coloris et des volumes, ainsi que l’effet de profondeur inspiré de la technique du repoussoir établie par le Lorrain : ce ne sont plus les allées rectilignes qui organisent la composition, mais l’utilisation de bosquets d’arbres en bord de sentiers qui entraînent le regard du promeneur vers l’horizon. Ce dernier a donc l’impression de contempler une nature vierge de toute intervention humaine, alors que l’English landscape garden requiert une organisation méticuleuse de la part du paysagiste, ainsi qu’un entretien régulier. Le domaine de Stourhead (Wiltshire), classé au patrimoine des sites historiques britanniques, demeure à ce jour l’un des exemples les plus célèbres du jardin à l’anglaise conçu à partir des paysages imaginaires du Lorrain.
 

 
L’année 1794, le Baron Sir Uvedale Price vilipenda le paysagiste et architecte Lancelot Brown dans son Essay on the Picturesque, affirmant que les formes régulières et sinueuses de ses jardins semblaient bien artificielles pour l’œil aguerri d’un esthète. Selon la première génération de Romantiques, le paysage doit refléter les passions humaines et provoquer les sensations attendues au contact d’une nature sauvage, sublime. Des spécialistes tels que Price préfèrent les plans plus grandioses de certains jardins anglais à ceux de Brown, que celui-ci perçoit comme une métaphore du tableau, un mode de rapport à la nature idéal qui va jusqu’à la dépasser : ses landscape gardens supposent une mise en scène du spectateur qui participe à cet art de la composition.

Nathaniel Dance, Capability Brown, vers 1773
Huile sur toile, 75,2 x 63,2 cm
National Portrait Gallery
Devenu depuis lors le paysagiste architecte le plus célèbre des îles britanniques, il reçut le surnom de « Capability Brown » : selon la légende, Brown assurait à ses mécènes que l’aménagement paysager serait possible grâce à l’exploitation du potentiel du site (good capability). Horace Walpole (1717 - 1797), l’initiateur du roman gothique anglais et auteur du Château d’Otrante (1764) caractérisait lui-même Brown de very able master (grand maître). La popularité de Lancelot Brown déclina rapidement après sa mort, avant de connaître un regain d’intérêt à l’époque edwardienne.

Né dans le village de Kirkharle (comté de Northumberland), ce membre de la gentry rurale entra en apprentissage chez le propriétaire foncier Sir William Lorraine qui possédait le domaine de Kirkharle Hall. On lui enseigna la composition florale et végétale. Quelques années plus tard, il reçut sa première commande et dut concevoir les plans d’un lac pour le parc de Kiddington Hall en Oxfordshire. En 1739, Brown s’installa à Stowe dans le Buckinghamshire, au service de Lord Cobham. Deux ans après, il fut promu au titre de jardinier en chef du domaine.
C’est dans les années 1740 – 1750 que le succès de Brown atteignit son apogée et qu’il reçut de nombreuses commandes de la part de familles anglaises fortunées. A cette époque, Brown emménagea à Hammersmith, proche de marchands de graines réputés et de clients potentiels. Ses voisins, la famille Holland, avec qui il se lia d’amitié, furent également décisifs pour recommander Brown à de riches mécènes. Les Holland avaient plusieurs connections de qualité dans le monde de l’architecture, et c’est ainsi que Brown put réaliser lui-même les plans de maisons, rotondes et autres bâtiments. Il considérait à ce titre la conception d’un domaine foncier comme un art à part entière.



Croome Court (ci-dessus), qui appartenait aux Coventry, devint le premier projet marquant dans la carrière de Brown. A partir de 1751, il employa tout son génie à créer un parc aux proportions monumentales. Les pelouses s’étendent depuis le manoir aux valons de la rivière Croome, en réalité un canal creusé par les ouvriers de Brown. En 1764, Capability Brown fut nommé Maître Jardinier à Hampton Court par George III.

Plan de Badminton House au XIXe siècle
A Croome et pour la conception d’autres domaines, Brown préconisa la plantation de nombreux arbres (on murmure que plus de 100 000 furent plantés à Fisherwick). Brown agrémentait les collines de denses bosquets pour renforcer le panache de certains terrains en pente. Il avait l’habitude de favoriser les espèces anciennes et de les arranger en massifs plutôt que de planter quelques spécimens çà et là, ce qui avait rencontré les honneurs des paysagistes de la génération précédente. Amoureux des cèdres du Liban, Brown s’évertuait également à promouvoir les espèces locales. Tout aussi significative était la présence de cours d’eau, qui apportaient lumière et reflets à l’espace tout en le rendant plus vaste. Brown produisait les plans de ses canaux pour qu’on puisse voguer sur ceux-ci tout en admirant la beauté du paysage.

Milton Abbey
Warwick Castle

L’idée de progression, de cheminement, est essentielle dans la conception des jardins de Brown. Il a développé sa propre esthétique à une époque où la vogue du jardin d’agrément s’essoufflait. A l’encontre du système géométrique classique, Brown tente de mettre en valeur certains points de vue remarquables, qui s’ouvrent sur des fenêtres pittoresques révélant tout à tour étangs, prairies et éboulis de rocailles. 
Salvator Rosa, Apollon et la Sibylle, 1657 - 1658Huile sur toile, 174 x 259 cm
Wallace Collection
Si les toiles du Lorrain influencèrent Brown pour la majeure partie de ses compositions, le paysagiste puisa également son inspiration dans les scènes tumultueuses du peintre Salvator Rosa (1615 - 1673) et l'art floral chinois. Brown a en effet substitué à la perspective optique de l’art classique la perspective atmosphérique de la peinture anglaise. Ce ne sont plus les allées qui organisent les plans de la composition, c’est la brume du lointain qui crée l’effet de profondeur. La poésie et l’aspect sauvage du lieu sont exaltés.
William Aikman, William Kent, vers 1723
Huile sur toile
National Portrait Gallery

Brown a conçu les plans de 170 jardins anglais. Sa célébrité a quelque peu éclipsée celle de l’un des créateurs majeurs du English landscape garden, William Kent (1685 – 1748), avec qui il travailla pour la conception du parc de Wakefield. La plupart des domaines et jardins de Brown sont aujourd’hui ouverts au public, propriété du National Trust.


Sources Internet : colloque international sur le pittoresque (Université Lille 3), cours de Master « Portraiture and Landscape in Great-Britain » (Université Paris 7), www.culture.vosges.fr, Encyclopédie de l’Agora, gardenvisit.com, www.larousse.fr, Musée du Louvre














[1] Eighteen century collections online : http://quod.lib.umich.edu




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