jeudi 21 avril 2016

"L'Atelier en plein air - Les impressionnistes en Normandie" au Musée Jacquemart-Andr






Pour beaucoup de parisiens, la Normandie évoque un week-end pluvieux à la campagne, les embruns d'une mer trop froide pour s'y baigner et les incessantes querelles autour du Mont St-Michel (qui serait apparemment tout aussi breton). Mais au XIXe siècle, il en était tout autrement. La révolution industrielle qui a rendu possible la création du chemin de fer - innovation technologique d'une ampleur considérable - permet aux bourgeois, toujours en quête de loisirs, de conquérir le bord de mer. 
William Turner, La Seine près de Tancarville, 1832
Aquarelle, bodycolour, plume et encre sur papier
Ashmolean Museum
La plus belle pièce de l'expo ? 
Parmi eux, les artistes : école de Barbizon, impressionnistes, mais pas seulement. La proximité de la région avec l'Angleterre attire nos compères britons, et pas des moindres ! Turner se saisit des paysages normands pour retranscrire ses conditions atmosphériques capricieuses, sa mouvante lumière, sa mer parfois déchaînée, ses ruines médiévales... des scènes qui, finalement, ne le dépaysent pas tant que cela. 

Pour la première fois en France, une exposition regroupe avec audace peintres français et anglais sous l'étiquette presque hasardeuse d'"impressionniste", à considérer cette fois-ci dans un sens très large. Le but ? Explorer l'influence majeure de ce carrefour qu'est la Normandie au sein des échanges culturels et artistiques de l'époque. 

Eugène Delacroix, Mer vue des hauteurs de Dieppe, 1852
Huile sur toile
Musée du Louvre
Notre voyage commence en plein romantisme, au début des années 1820, au moment où Géricault et Delacroix découvrent la peinture anglaise (on se rappelle du succès de La Charrette de foin par Constable au Salon de 1824).  Point de retour en arrière. L'école dite "de la nature" était née. Une fois de plus, les français, en retard sur les britanniques (ce qu'évidemment, on n'admettra jamais en cours d'histoire de l'art) peuvent considérer le paysage comme un genre à part entière. 

Parce que c'est une peinture claire, les commissaires de l'exposition ont décidé de s'adapter au thème : aussi retrouverez-vous sur les murs les couleurs froides dominantes dans les tableaux. Autre pari intelligent: retranscrire le parcours de la Seine et ses villages alentours, ceux, justement, que les artistes ont pris en affection. Dans chaque salle, un mur coloré vous permet de présenter un peintre, ou un aspect plus ou moins connu de son oeuvre. Rarement a-t-on vu au Musée Jacquemart-André une scénographie aussi aérée, sensible, claire et pourtant au demeurant plutôt sobre. Pour une fois, le public peut circuler, chose difficile lors des expositions à propos des Fêtes Galandes ou encore celle sur Fra Angelico. 
Dès les premières salles, on comprend bien vite que marines et paysages normands rassemblent tout le florilège de l'avant-garde parisienne et londonienne (Jongkind, Boudin, Manet, Courbet, Daubigny, même si le spectateur s'apercevra que Corot est un bien piètre peintre d'architecture). Et surtout, on ne reste plus enfermé dans son atelier pour peindre, on va sur le terrain, peindre à l'air libre, avec toutes les mauvaises conditions que cela peut engendrer. Peut-être que c'est cela, finalement, la peinture moderne... faire fi des conventions artistiques en reproduisant les aléas et le hasard de la nature sur la toile. Et si c'est un échec, qu'il y a des traces de peintures au mauvais endroit, ou que ça n'est pas fini, c'est tant mieux !

En France, tout débute donc véritablement en 1860. La scène de la plage, genre inventé par Eugène Boudin, est inlassablement reprise par les artistes de sa génération qui le fréquentent. C'est aussi à  peu près à cette époque qu'on réalise les tous premiers films en trichomie (teintés de couleur) qui retranscrivent l'effervescence du bord de mer. Mais attention, c'est à s'y tromper ! Ce loisir de la classe moyenne exclut bel et bien progressivement tous les travailleurs qui opéraient sur la plage. Boudin demeure l'un des seuls peintres à prêter une attention émue à ces ouvriers qui pêchent. 

Eva Gonzales, Plage de Dieppe, 1870-1871
Huile sur toile
Château-Musée de Dieppe
Le parcours se prolonge ensuite avec un gros-plan sur Renoir, que très franchement, on aurait pu éviter. Etrangement, le visiteur trouvera en face une chronologie des Impressionnistes en Normandie, que j'aurais préféré apercevoir en début ou fin d'exposition pour plus de logique. Enfin, j'imagine que c'était dû au manque de place et pour assurer une meilleure circulation dans la première salle. Heureusement, certaines des plus belles oeuvres suivent, ce qui n'est pas étonnant lorsqu'on traite des tempêtes, marées et du littoral. A l'aube de la première exposition impressionniste, une nouvelle approche s'établit; c'est moins l'intérêt pour la mer qui prime mais plus son environnement naturel et humain, ses bateaux et enchevêtrements de mâts, la craie blanche des falaises: une variété infinie des motifs qu'offre la Normandie. Ne manquez donc pas la très étonnante Plage de Dieppe par Eva Gonzales ou encore son port par Paul Gauguin, avant qu'il ne devienne post-impressionniste (Gauguin, pas le port ! Quoique...), toile au sein de laquelle les touches colorées se superposent à peine. 

Enfin, vous pourrez admirer les chefs-d'oeuvre des séries figurant les célèbres aiguille creuse et falaise d'Etretat. Il y a Monet, bien sûr, mais le public sera surpris de découvrir que Courbet, loin du réalisme cru qu'on lui attribue souvent, a aussi pu développer sa verve poétique avec la trilogie présentée dans l'exposition (deux toiles étant reproduites, en couleur, sur des cartels de dimensions suffisantes). La différence, c'est que chez Courbet, la roche est dépeinte dans ses plus infimes détails. Elle est monumentale et imposante, et non croquée sur le vif comme chez Monet dont l'oeuvre acquiert une dimension quasi-pittoresque.
Claude Monet, Pont japonais à Giverny, 1918
Huile sur toile
The Minneapolis Institute of Art
Etretat permet aux peintres du XIXe une incroyable diversité dans les variations chromatiques entre terre, mer et ciel, ainsi qu'un jeu de perspectives plongeantes. Il s'agit de capturer la lumière et sa volubilité, ses effets changeants, miroitants, et la façon dont elle se fond dans l'eau. Celle-ci rentre en contact avec le ciel dans un embrasement aquatique parfait, de là, plus rien n'existe à par ce camaïeu de teintes bleutées. On frôle l'abstraction. C'est l'expérience qu'à voulu tenter Monet avec ses énigmatiques à force d'être innombrables Nymphéas. Seul le pont signifie la présence figurative du jardin. Nous sommes à présent au début du XXe siècle. 

L'exposition du Musée Jacquemart-André nous aura également permis de découvrir des artistes moins connus qui évoluaient au sein des milieux cloisonnistes dont les chefs de file étaient Van Gogh et Gauguin, en travaillant au moyen de grands à-plats de couleurs. J'ai une affection toute particulière pour Le Pont de pierre à Rouen par Charles Angrand, suivant d'abord les pas de Corot, puis ensuite rapproché des cercles néo-impressionnistes et nabis. Sous l'influence de l'école de Barbizon, sa touche était déjà devenue plus libre, plus fluide, ce qui lui permit d'effectuer de somptueux rendus de pluie et d'esquisser des figures à l'état de silhouettes. 

Charles Angrand, Le Pont de pierre à Rouen, 1881
Huile sur toile
Collection particulière 

Il est toujours risqué de créer une énième exposition touchant au thème de l'impressionnisme, de peur de redites, de discours dénué d'originalité ou d'absence de vulgarisation en traitant le spectateur lambda comme connaissant tout sur le sujet. Le Musée Jacquemart-André a subtilement ramené les événements fondateurs du mouvement impressionniste à un sujet particulier, à savoir, le paysage en Normandie. Certes, on oublie un peu le thème du plein air et j'aurais aimé obtenir plus d'informations sur les couleurs et techniques utilisées, spécifiques à la peinture sur le motif. Certes, on oublie un peu les anglais et Jongkind en milieu de parcours. Mais une chose est sûre : c'est que cette exposition fera véritablement date dans la muséographie du courant impressionniste, en ce XXIe siècle. 

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