Sur
la page web du Louvre consacrée à l’art britannique dans les collections françaises,
le conservateur adjoint au Dallas Museum of Art, Olivier Meslay, déclare que la
majorité des œuvres sont « inconnues et mal identifiées »[1].
Cette remarque semble d’autant plus justifiée si l’on prend en compte l’accueil
réservé aux arts visuels de l’époque victorienne, volontiers perçus comme
sentimentales ou excentriques tant par le grand public que certains professionnels,
en particulier Outre-Manche. Plus encore, la représentation des femmes dans la
seconde moitié du 19ème siècle est souvent considérée comme kitsch ou relevant du mauvais goût, à
l’image des illustrations figurant sur les boîtes de friandises Quality Street[2].
De par son insularité et son histoire, la peinture victorienne a
longtemps pâti d’une mauvaise réputation. Elle a notamment été considéré comme
inférieure au regard de ce qui était estimé comme les courants dits
« modernes » en Europe (le réalisme, le naturalisme et
l’impressionnisme). En France, la méconnaissance de la peinture victorienne a
conduit la plupart des spectateurs à limiter celle-ci aux tableaux des
préraphaélites. Parce que leurs visions oniriques d’une femme fantasmée sont
bien éloignées des nus charnels de Gustave Courbet ou des élégantes parisiennes
qui peuplent les toiles impressionnistes, bien peu de musées en France se sont
intéressés aux arts visuels de l’époque victorienne jusqu’aux années
2000 : on compte ainsi peu d’achats et d’expositions sur le sujet.
Pourtant, les
arts visuels de l’époque victorienne sont riches et divers, et ne sauraient se
résumer à un courant ou une école. Encore aujourd’hui, nombreux sont les
articles en français qui assimilent l’art victorien aux préraphaélites, aux
« olympiens » ou aux « esthètes », version anglo-saxonne
des symbolistes français. C’est, bien entendu, une considération erronée. Ceci
dit, rappelons que le mouvement préraphaélite, s’il a connu plusieurs souffles
ou « générations », comme se plaisent à l’affirmer plusieurs
historiens d’art, n’a en réalité duré que quelques années à proprement parler
(de 1848 à 1853, pour être exacte). La confrérie préraphaélite et l’Aesthetic Movement paraissent en
effet avoir été les courants les plus identifiables à travers leur opposition
aux enseignements de la Royal Academy. Il est cependant difficile de cataloguer
leurs peintres au sein d’une école, parce que ceux-ci se sont inspirés de
sources locales et d’origine étrangère, mais aussi en raison de la
revendication par chaque artiste d’une certaine singularité (comme Dante
Gabriel Rossetti, Edward Burne-Jones ou Aubrey Beardsley).
La peinture
d’histoire, le portrait, le paysage et la peinture de genre ont bénéficié des
avancées scientifiques et furent marqués par les transformations sociales de
l’époque, telle la mainmise de commanditaires privés sur le marché de l’art. Le
succès de la peinture de genre sous le règne de Victoria a été à l’origine d’une
production foisonnante de scènes de famille ou de représentations dites
« narratives », censée attirer un public bourgeois. Ce type d’œuvres,
vestige d’une culture de masse naissante, a pendant longtemps été dénigré par
la critique, alors même qu’elles ont représenté une étape décisive dans l‘évolution
des arts du 19ème siècle.
Henry Treffry Dunn, Dante Gabriel Rossetti dans son salon à Cheyne Walk, lisant ses poèmes à Theodore Watts-Dunton, vers 1882 Gouache et aquarelle sur papier |
Les amateurs d’art se sont progressivement
affranchis des hiérarchies établies par les institutions officielles pour
collectionner aquarelles, illustrations ou gravures, techniques jugées moins
« nobles », mais qui connurent une vogue de plus en plus affirmée.
L’essor de la photographie à la fin du siècle permit aux artistes de composer
des études rapides de leur sujet et de s’inspirer des canons de peinture dans
le but de rivaliser avec ces derniers sur le plan esthétique. Cependant, même
au 19ème siècle, les œuvres d’art considérées comme
« anecdotiques » n’étaient guère appréciés des collectionneurs,
aussi parvenus soient-ils. De manière générale,
la progressive démocratisation de la vie sociale grâce à l’étendue du droit de
vote a permis aux valeurs bourgeoises de dominer la morale de l’époque :
effort individuel, respectabilité, sens aigu du devoir et de la famille sont
des mots d’ordre auxquels ils ne faut pas faire défaut. La bourgeoisie moyenne,
constituée de professions libérales, de marchands et du clergé, doit pourtant
faire montre de son capital, en achetant ce type d’œuvres
« populaires » ou en subvenant aux besoins d’un artiste attitré.
Illustration de Jane Eyre par Edmund Garrett |
William Mulready, Intérieur comprenant le portrait de George Sheepshanks chez lui à Old Bond Street Huile sur panneau, 1832 - 1834 Victoria and Albert Museum, Londres |
En revanche, les
scènes d’intérieur qui mettent en valeur famille (femme et enfants pour la
plupart) et possessions matérielles (tableaux, meubles de palissandre) comptent
parmi les plus prisées. Le tableau ci-contre, Intérieur comprenant le portrait de John Sheepshanks chez lui à Old
Bond Street est parfaitement représentatif du genre. William Mulready fait
partie de ces artistes qui se constituèrent une petite fortune en alimentant le
marché de l’art d’œuvres recherchées par les nouveaux membres de la classe
moyenne. La demande est très forte : pour faire montre de leur richesse et
de leur goût au sein de leurs nouvelles demeures cossues, ces derniers
achetaient tableaux, gravures et aquarelles ensuite exposées dans le salon et
le vestibule. Le sujet du tableau (subject-matter)
est au centre des préoccupations des artistes victoriens, d’où le succès des
peintures de genre.
Dans son anthologie consacrée à la peinture victorienne,
Lionel Lambourne affirme que, selon les critiques d’art et les directeurs de la
Royal Academy, la narration est un des critères dominants d’une composition
réussie[3].
Les narrative paintings ou œuvres qui
mettent en scène un récit (forme plus ou moins dégradée de la peinture
d’histoire[4])
transmettent au spectateur une vignette dans la vie des personnages de la composition.
En ce sens, le rôle de l’artiste n’est pas si éloigné de celui de l’écrivain
qui se doit d’observer caractéristiques, soucis et travers moraux de la société
qu’il côtoie.
Walter Sickert, La Hollandaise, vers 1906 Huile sur toile, 51, 1 x 40, 6 cm Tate Britain, Londres |
Les arts visuels de l’époque victorienne semblent avoir eu une
certaine résonance auprès des mentalités de mécènes, artistes et modèles
britanniques jusqu’à la fin du 19ème siècle. En revanche, la
Première Guerre Mondiale et l’avènement de courants artistiques d’envergure
européenne tels l’expressionnisme ou le cubisme ont considérablement érodé la
popularité de ces œuvres, dont les sujets paraissaient bien éloignées des
considérations modernes. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, la
représentation de la femme dans la peinture victorienne est jugée obsolète, à
l’encontre des revendications féministes de mouvements artistiques modernistes
tels le Bloosmbury Group (1905 – 1930s) ou le Camden Town Group (1911 – 1913).
Le postimpressionniste Walter Sickert, membre de ce dernier, montre la chair
féminine de façon crue, voire indécente. Il peint régulièrement des prostituées
qu’il rencontre à Camden, le quartier alors pauvre de Londres.
C’est dans les années 1970 que le mouvement préraphaélite connut
un regain d’intérêt en Grande-Bretagne (après être tombé en désuétude au début
du 20ème siècle), probablement parce que les tableaux de la
confrérie faisaient écho aux révolutions sociales de l’époque, et ce principalement
au sein de la contreculture psychédélique (Jimmy Page, le guitariste du groupe de
hard rock Led Zeppelin, retrace son acquisition de trois tapisseries de
Burne-Jones en 1978 sur le site web de la Tate[5]).
En s’intéressant à la passion des victoriens pour l’imaginaire, des collectionneurs
anglais comme Jeremy Maas (1928 – 1997) et Christopher Wood (1942 – 2009) ont
publié essais et livres d’art qui ont permis aux préraphaélites, symbolistes et
artistes des fairy paintings d’entrer
au panthéon de l’art des îles britanniques. Progressivement, cette ouverture
s’est étendue aux autres mouvements et genres de l’époque victorienne, ainsi
qu’aux collectionneurs et musées étrangers. De grands mécènes et directeurs de
galeries ont ainsi enrichi les collections américaines d’œuvres de la période
victorienne.
John Anster Fitzgerald, Titania et Bottom, Scène tirée du Songe d'une nuit d'été, années 1860 44,4 x 68 cm |
Certains tableaux issus de collections anglaises, s’ils semblent
particulièrement propices à convoquer l’atmosphère de l’ère victorienne dans
l’esprit des spectateurs, paraissent également représenter l’art britannique
dans un sens plus large. Ophélie de John Everett Millais et la Lady
of Shalott de John William Waterhouse, comptent parmi les ‘stars’ de la
Tate Britain à Londres : chaque fois qu’un de ces tableaux n’est pas exposé,
les visiteurs s’enquièrent auprès des gardiens pour savoir où il se trouve. Ce
sont ces deux tableaux dont les produits dérivés sont les plus recherchés à la
boutique (marque-pages, puzzles, aimants, reproductions). En 1999, note Peter
Trippi dans sa monographie sur Waterhouse, la boutique du musée n’a vendu pas
moins de 27 600 cartes postales figurant une reproduction de cette héroïne des
légendes arthuriennes. La culture populaire s’est réapproprié Ophélie et la Lady of Shalott, au préalable plutôt destinés à un public capable
de reconnaître la référence littéraire. Leurs produits dérivés contribuent à
renforcer l’identité de marque du musée : Ophélie, le tableau le
plus connu de Millais, a été choisi pour la campagne publicitaire de la
rétrospective consacrée à l’artiste fin 2007. Les méthodes utilisées par les
institutions culturelles pour rendre accessible l’art victorien (que ce soit au
sein de leurs espaces ou grâce à leurs sites Internet) sont cruciales pour
comprendre l’évolution de sa perception. Ainsi, l’utilisation des nouvelles
technologies par les musées et galeries a engendré un changement radical dans
la présentation des collections, pour attirer un public plus large. Ce
bouleversement pourrait expliquer en partie l’intérêt que celles-ci suscitent.
John William Waterhouse, La Dame d'Astolat, 1888 Huile sur toile, 153 x 200 cm Tate Britain, Londres |
Cette fascination pour la culture visuelle de l’époque
victorienne se traduit également par le florilège de sites web que l’on trouve
sur le sujet, souvent dirigés par des jeunes filles ou femmes. Enfin,
n’oublions pas l’impact de la culture populaire à travers les costume period dramas[6],
films et séries tels Desperate Romantics
et The Young Victoria (2009 pour les
deux) qui, s’ils proposent une vision édulcorée ou à l’inverse, choquante, des
figures féminines principales de l’époque, permettent au grand public
d’apprécier la vie bohème des artistes et leurs somptueux costumes.
La France, quant à elle, entretient avec l’art des îles
britanniques des relations complexes et conflictuelles. L’influence de la
peinture française a toujours été mieux appréciée en Grande-Bretagne que
l’inverse. Mais la rivalité qui oppose ces deux pays a rarement été examinée
sur le plan artistique. Depuis le 18ème siècle, il existe en réalité
une fascination souvent dissimulée des français pour l’art britannique. Cela fait
quelques années que nous assistons à une curiosité croissante pour l’art de la
période victorienne, à travers de grandes expositions itinérantes telles « Une
ballade d’amour et de mort : photographie préraphaélite en
Grande-Bretagne » (2011, Musée d’Orsay), « Beauté, morale et volupté
dans l’Angleterre d’Oscar Wilde » (2011 – 2012, Musée d’Orsay, avec un
total de 400 000 visiteurs) et plus récemment « Désirs et volupté à
l’époque victorienne » au Musée Jacquemart-André (2013 – 2014). On
remarquera l’insistance des institutions culturelles sur les notions de volupté
ou de décadence ainsi que les explications qui soulignent l’importance des
influences françaises auprès des artistes anglais. S’il reste encore beaucoup à
faire, on ne peut que louer l’audace des conservateurs et commissaires qui
réalisent des expositions enfin consacrées uniquement à l’art de la période
victorienne.
J’espère que ce dossier placé sous l’égide de la féminité vous
permettra de réévaluer la production visuelle du 19ème en
Grande-Bretagne, pour comprendre que derrière cet apparent sentimentalisme se
dissimule angoisses et inquiétudes chères à la psyché anglo-saxonne. Les
victoriens (et surtout les « victoriennes » !) que l’on a
longtemps crus prudes et dominés par toute une série de stricts codes moraux,
sont en réalité bien plus préoccupés par la sexualité que l’on imagine. Si bien
des peintures de l’ère victorienne nous apparaissent comme inférieures aux chefs-d’œuvre
de Monet et Renoir, rappelons-nous qu’il existe une autre façon de les
regarder, car, tout simplement, elles nous racontent une micro-histoire, celle
des collectionneurs, artistes et modèles de l’époque. Alors que la photographie
n’en est qu’à ses balbutiements, ces œuvres demeurent tout autant de vignettes
d’une société qui a connu des bouleversements politiques et culturels sans précédent.
La représentation des femmes à l’époque victorienne témoigne bel et bien du
passé, de leur mode de vie, leurs activités quotidiennes et leurs loisirs,
auprès de leurs pairs d’une part, mais aussi auprès des classes laborieuses et
ouvrières. En ce sens, les arts visuels de l’époque victorienne constituent un
reflet plutôt fidèle de la condition féminine en Grande-Bretagne, car c’est la
bourgeoisie qui fut à l’origine de ces bouleversements et put progressivement
dominer le monde de l’art. Puisse cette série d’articles bousculer vos opinions
et vous amener vers une toute autre vision de la femme à une époque où l’empire
britannique peut se targuer d’être la première puissance mondiale sur le plan
politique, économique et culturel.
[1]
http://musee.louvre.fr/bases/doutremanche/contenu_a.php?page=1110&lng=0&
[2] Le terme
allemand de kitsch est
particulièrement approprié dans ce cas car il désigne à l’origine la
consommation de produits culturels par une classe moyenne qui devient de plus
en plus puissante grâce à l’industrialisation et l’urbanisation européennes au
19ème siècle. Or, la plupart des tableaux auxquels nous allons faire
référence sont appréciés par la classe bourgeoise et moyenne en
Grande-Bretagne.
[3] Lionel
Lambourne, Victorian Painting, pp.5 –
13
[4] La
peinture d’histoire désigne un genre pictural qui s’inspire de scènes issues de
la Bible, la mythologie gréco-romaine, l’histoire antique ou l’histoire
récente. Selon André Félibien, le théoricien du classicisme français, la
peinture d’histoire est placée au sommet de la hiérarchie des genres
(Conférence à l’Académie Royale de peinture et de sculpture, 1667). A l’époque
victorienne, les enseignants de la Royal Academy de Londres considéraient
encore ce genre comme le plus noble, même si la hiérarchie s’est
progressivement estompée pendant la seconde moitié du 19ème siècle.
[6] Le costume drama ou historical period drama est un genre cinématographique et
télévisuel dont le but est de transporter le spectateur dans une période donnée
pour qu’il ait l’impression « d’y être ». Une attention particulière
est accordée aux costumes et aux décors qui prennent autant d’importance que l’intrigue.
Bien souvent, le film ou la série télévisée se permet plusieurs libertés avec
les événements historiques pour mettre l’accent sur l’aventure ou la romance
qui présentent un fort potentiel narratif. La série Desperate Romantics qui porte sur les débuts de la Confrérie
préraphaélite, et met en scène une vision plutôt sex, drugs et rocknroll de ce courant artistique, en est un parfait
exemple.
Bibliographie indicative
Anthologies et ouvrages généraux
Lionel LAMBOURNE, Victorian Painting, Phaidon Press, Londres, 1999
Jeremy PAXMAN, The Victorians: Britain through the paintings of the age, Ebury Publishing, BBC Books Londres, 2010
Christopher WOOD, The Pre-Raphaelites, Weidenfeld and Nicolson, Londres, 1981
Sites web
Films, séries
Desperate Romantics, dir. Peter Browker, BBC HD, 2009
The Young Victoria, dir. Jean-Marc Vallée, GK Films, 2009