« La
féminité est (…) toujours une performance », « Le privé n’est pas
exclusivement féminin »...
Etranges affirmations que sont celles de
l’exposition présentée au Musée de l’Orangerie. "Qui a peur des femmes photographes ?" nous invite à découvrir
les tirages de 75 artistes qui ont œuvré de 1839 à 1919, c’est-à-dire depuis
les débuts de la photographie jusqu’aux années charnières de la Grande Guerre.
A
l’entrée, le visiteur est accueilli par le portrait de Mrs Herbert Duckworth,
mère de Virginia Woolf, afin de faire écho au titre de l’exposition[1].
Celle-ci se découpe en 4 volets. La première partie, intitulée « Normes et
sociabilité » nous démontre que parce que la photographie était considérée
comme une technique, reléguée aux confins de la sphère domestique (il était en
effet difficile de produire des vues d’extérieur au milieu du 19ème
siècle), plusieurs amatrices ont pu ainsi dépasser leur condition pour accéder
au statut d’artiste véritable. « Investir l’intime et l’expérience
féminine » approfondit cette argumentation à travers la présentation de
portraits d’enfants, de scènes d’histoire ou de genre, sujets prétendument inaccessibles
au regard masculin. Puis, la section « Embrasser la différence des
sexes » nous dévoile enfin ces hommes, maris, pères, mentors et figures
emblématiques en tant qu’objets du coup d’œil des photographes. L’exposition
s’achève sur la construction de l’image sociale des femmes, qui semblent être
de plus en plus soucieuses de leur représentation à mesure que les mouvements
féministes voient le jour.
Lady Frances Jocelyn, Intérieur, 1865
Epreuve sur papier albuminé, 17,3 x 13, 02 cm
National Gallery of Art, Washington
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Que
nous donc apporte donc "Qui a peur des
femmes photographes" sur le plan de l’art britannique ? Tout
d’abord, de sublimes œuvres de Julia Margaret Cameron (1815 – 1879), la
photographe la plus préraphaélite de son temps, connue pour ses mises en scène de
personnalités influentes. Ensuite, la découverte d’artistes qui se sont
visiblement inspirées de cette dernière, telle Eveleen Myers (1856 – 1937), en
reproduisant sa technique si subtile du soft
focus[2].
N’oublions pas Lady Clementina Hawarden (1822 – 1865) pour ses étonnantes visions
d’une féminité éplorée. Aux Etats-Unis, on retiendra le nom de Gertrude
Käsebier (1852 – 1934), célèbre pour ses madones à l’enfant et autres portraits
saisissants, et celui de la plus tourmentée et très gothique Anne Brigman (1869
– 1950).
Julia Margaret Cameron, Béatrice, 1866
J. Paul Getty Museum, Los Angeles
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C’est
bel et bien en Grande-Bretagne que la photographie sur papier a vu le
jour : suite à l’invention du daguerréotype en 1839, le scientifique William
Henry Fox Talbot créé le calotype, qu’il brevète en 1841. Il permet d’obtenir
directement un négatif que l’on peut reproduire à loisir par tirage. Adoubée
par la reine, la photographie devient très vite la coqueluche de la bonne
société victorienne. Si en France, les femmes possèdent le rôle d’opératrices
dans la chambre noire et s’adonnent aux tâches plus techniques (retouche,
montage), nombreuses sont les femmes britanniques qui ont pu sortir de
l’anonymat grâce à leurs talents de photographes. Progressivement, les avancées
du procédé permettent aux artistes de parcourir la campagne pour
prendre sur le vif ruines, paysages et landes accidentées. Alors
que s’approche la fin du siècle, les femmes s’emparent de l’objectif pour
saisir travesties et cocottes en proie à diverses activités qui choquent leurs
congénères : fumant, buvant, ou à bicyclette. La Nouvelle Femme, ou
Nouvelle Eve, est née. Il n’en faut pas plus pour que les artistes britanniques
et américaines se décident à récupérer cet idéal féministe et croquer ainsi
suffragettes et femmes participant à l’effort de guerre.
Madame Breton,
Le Château de Franqueville près de Rouen,
1861
Epreuve sur papier albuminé, 28,9 x 22,9 cm
Collection Société française de photographie, Paris
Et
pourtant… "Qui a peur des femmes
photographes ?" se distingue seulement par la mise en avant d’artistes
marginales, une scénographie monotone et surtout un discours académique qui en
rebutera plus d’un (sans compter l’accumulation de contresens ainsi que la
disposition, trop basse, des cartels).
Le
titre était bien accrocheur… Oui mais voilà, qui embrasse trop, mal étreint. A
force de vouloir rentabiliser à la fois les assurances des œuvres pour les
expositions itinérantes, ainsi que les salaires du personnel au moyen d’une
stratégie marketing affectée, nous nous retrouvons avec des accrochages dépourvus
de contenu ou d’explications pertinentes. L’écueil majeur de "Qui a peur des femmes photographes ?",
c’est d’opter à la fois pour un parcours chronologique, biographique et thématique.
Plus
embarrassante encore est la perception des femmes comme faisant partie d’une
« minorité ». Et quelle minorité ! Nous parlons en effet de
grandes bourgeoises qui avaient les moyens de s’offrir ces appareils coûteux,
nullement de la frange silencieuse qui apparaît parfois face à l’objectif. Sauf
que manifestement, les commissaires de l’exposition ont choisi de s’apitoyer
sur le sort de ces femmes méconnues de leur vivant…certainement à juste titre,
car moins douées que d’autres en termes de prouesses artistiques.
Alice
Austen, Trude et moi masquées, en
jupons, 1891
Négatif sur verre au gélatino-bromure d'argent
(sous forme de tirage moderne)
Courtesy
Historic Richmond Town, Staten Island, New York
Tout
aussi dérangeante est la position de voyeur qu’adoptaient ces photographes,
attitude qui ne paraît nullement déranger les conservateurs du musée. Peut-être
serez vous destabilisé par les représentations d’enfants nus, accompagnés de cartels
qui louent l’absence de « censure » à l’époque victorienne. Un
véritable comble, lorsqu’on sait que les théories freudiennes de l’Œdipe
n’avaient pas encore semé leur vent de panique sur le sol britannique. De là à
glorifier la pornographie enfantine, il n’y a qu’un pas… Rappelez-vous
toutefois que Londres devient au 19ème la capitale mondiale de la
prostitution, et qu’il était aisé de trouver pour son plaisir petites filles et
jeunes vierges. Ou que la loi sur les infractions infantiles n’éleva la
majorité sexuelle de 11 à 13 ans qu’en 1875.
C’est
sans compter sur les organisateurs, qui poussent le vice jusqu’à présenter des
portraits d’indiens, de noirs et de malades mentaux sans remettre en question
le regard de ces américaines pseudos photojournalistes. Si on sent néanmoins
une pointe de tendresse dans les œuvres de Käsebier, parfaites reproductions de
la vision de l’homme blanc censé apporter la civilisation aux
« sauvages » du Nouveau Monde, le clou du spectacle figure dans la
pièce de Jessie Tarbox, Enfants avec un
handicap physique.
Jessie
Tarbox, Enfants avec un handicap physique,
vers 1910
MoMA, New
York
L’exposition
de l’Orangerie, qui se poursuit à Orsay pour explorer la période de
l’entre-deux guerres, tente de nous faire croire que la photographie constitue
une pratique révolutionnaire. Grossière erreur ! De nombreux artistes, en
France comme en Grande-Bretagne (Cameron et Degas pour n’en citer que quelques
uns) se servaient de ce médium soit pour rivaliser avec la peinture (en
assimilant leurs sujets à de véritables compositions picturales) ou bien pour
obtenir une étude préalable à la réalisation d’une œuvre à l’huile, au fusain
ou au pastel.
En
d’autres termes, on ne peut que regretter la pauvreté des explications
techniques et surtout, l’absence cruelle d’étude des échanges culturels entre
les 3 aires géographiques concernées : France, îles britanniques et
Etat-Unis. J’aurais aimé voir une exposition à la disposition plus moderne, au
discours moins pédant et moins militant. A trop vouloir faire accéder une
minorité privilégiée au rang d’avant-garde, on tombe très vite dans le
sectarisme. Ce n’est donc pas, comme le suggère l’accrochage, les hommes, qui
auront peur des femmes photographes, mais plutôt le spectateur, quel que soit
son sexe.
Lady
Clementina Hawarden, Etude d’après nature,
vers 1864
Epreuve sur papier albuminé à partir d'un négatif de verre
au collodion, 24 x 27,9 cm
Musée
d’Orsay, Paris
[1] Le titre
fait référence à la pièce de Edward Albee publiée en 1962, Qui a peur de Virginia Woolf ?. Un film du même nom, réalisé
par Mike Nichols, sortit en 1966, avec dans les rôles principaux, Elizabeth
Taylor et Richard Burton.
[2] Le soft focus désigne un effet de flou
volontaire qui donne une touche vaporeuse à l’ensemble du sujet tout en
accentuant certains détails (dans le cas présent, les traits du visage), qui
apparaissent nets. Chez Cameron, cet effet est renforcé par le clair-obscur et le
cadrage serré de l’œuvre.
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