Deux frères. Deux destinées diamétralement opposées.
Voilà comment on peut résumer en quelques mots cette grande fresque qui s'étale sur une dizaine d'années.
D'abord, il y a le père. Omnipotent, massif, dont la présence, aussi bien physique que morale, domine la scène. Ensuite Antoine, le premier. Médecin, analyste, scientifique et content de sa fortune, qui finit par lui ressembler pour s'y opposer tout à la fin.
Charles Vanel dans le rôle d'Oscar Thibault pour le téléfilm de 1972 |
Et enfin, le cadet, Jacques. Ah, Jacques ! Ce bohémien révolutionnaire, ce héros éminemment romanesque dont nous rêvons tous (et surtout toutes...). Jacques, qui s'oppose, tout du long, à la figure paternelle. Jacques, qui fugue avec son ami Daniel de Fontanin, dès les premières pages du roman. Jacques, enfermé au pénitencier par le père, devenu l'ombre de lui-même. Et puis Jacques l'étudiant de Normale Sup', qui finira par fuir les honneurs et la vie parisienne pour s'installer en Suisse et écrire, écrire, pour échapper à ses démons: la famille, les anciens amis, l'amour...
Terminé à l'aube de la Seconde Guerre Mondiale, Roger Martin du Gard, le grand oublié de la littérature 20ème (à tel point qu'on ne prononce que plus guère son nom dans les salles de classe) a réalisé un formidable travail de documentation en incorporant à ses souvenirs personnels l'étude d'archives, articles de presse, discours, témoignages... Si plusieurs passages comportent des traces autobiographiques telles les relations houleuses avec le père, la pension et l'adolescence heureuse à Maisons-Laffitte, Martin du Gard, tel un Zola (dont il adule, littéralement, la série des Rougon-Macquart) dissèque rapports sociaux et l'Histoire à la manière d'un chirurgien.
Les Thibault s'étale de 1904 à la fin de la Grande Guerre, pour dresser une galerie de portraits saillants, au sein de laquelle les chemins de deux familles bourgeoises, les Thibault et les Fontanin, s'entrecroisent. La publication, étalée de 1922 à 1940, s'est en réalité composée de huit tomes, d'où la surprise que peuvent ressentir certains lecteurs face à l'accélération du rythme et de la chronologie dans les derniers opus. Si les assemblées générales des révolutionnaires suisses sont un peu rebutantes et constituent le moment un peu long de ce roman-fleuve, en revanche, c'est à l'approche de la guerre que, comme a dit le critique René Garguilo, "on passe ainsi de la fresque sociale à la fresque historique".
Les Thibault traite donc de la perte de l'innocence, des jours heureux et de l'insouciance lorsque confrontés à un conflit d'une horreur et d'une ampleur mondiale. Les beaux jours à Paris, les soirées endiablées dans le quartier Latin, les amours un peu folles, tout cela, c'est bel et bien fini. Antoine, le petit-bourgeois satisfait de lui qui avait fait main basse sur l'héritage paternel, n'a plus de repères. Son monde s'effondre. Jacques au contraire, rayonne, tout en prêchant la paix dans les quatre coins de l'Europe en compagnie de ses camarades et de celle qu'il a peiné, pendant toute son adolescence, à séduire: Jenny de Fontanin, qui n'est autre que la soeur de son meilleur ami. Du roman d'apprentissage adolescent, et de l'initiation, nous nous retrouvons plongés en pleine série d'espionnage. Les magouilles entre les états européens à l'approche de la déclaration de guerre, les manipulations militaires et celles des chefs révolutionnaires, rien de tout cela n'échappe à la plume très précise de Roger Martin du Gard, dont le ton sonne toujours très juste. La micro-histoire des Thibault est dépeinte à travers le prisme de l'Histoire, celle qu'on enseigne à l'école. Même ses figures emblématiques sont là : Jaurès, le Kaiser allemand, Poincaré...
André Gide et Martin du Gard en 1928 |
Il y a dans Les Thibault de nombreux instants d'éclat. Si Martin du Gard ne possède pas nécessairement le génie de son cher ami André Gide (Roger et André s'envoyaient régulièrement des extraits de leurs écrits pour se corriger et se conseiller), c'est dans l'incroyable constance et l'évolution des personnages qu'il trouvera ses lettres de noblesse. Le style, très fluide, permet au lecteur de naviguer aisément à travers la foule d'informations que Martin du Gard nous livre, et de nous souvenir vite des personnages. La Sorellina, nouvelle de jeunesse de Jacques, lue à travers les yeux d'Antoine, semble délicieusement autobiographique pour nous remémorer le dilemme cornélien du héros qui hésite encore et toujours entre l'amour fidèle de la soeur adoptive et celui de la distante Jenny. Quant à Antoine, malgré ses nombreuses liaisons il n'en aimera jamais qu'une seule: la rousse Rachel, présente dans ses pensées jusqu'à la fin.
Car le succès de notre roman-fleuve, c'est bien le travail de caractérisation de personnages aux tempéraments bien définis. Même pour des figures de second plan, Roger Martin du Gard n'a pas son pareil pour attribuer un tic de langage, pour créer une façon particulière de parler grâce à des aphorismes ou nous faire entrer dans les pensées de quelqu'un grâce au discours indirect libre ou au monologue intérieur. "C'est à voir !" ponctue ainsi souvent les discussions entre révolutionnaires et leur chef, Meneystrel (qui s'avouera être un monstre de lâcheté). La vue de l'esprit est quant à elle une façon de désigner la désapprobation du Dr Philip. Enfin celui dont nous avons le plus souvent accès aux pensées, c'est Antoine, notamment grâce au journal intime du dernier tome.
Mini-série de 2003: Jacques et Jenny |
A ce stade là, le style s'est radicalement modifié, l'écriture, engendrée par la guerre, devient incisive, très simple, reposant sur le présent de narration. Un nouveau monde, un nouveau siècle, fi du 19ème et des bourgeois, la Guerre a profondément marqué la société et sa culture. Les considérations de Jacques sur celle-ci révèlent une puissante verve poétique. Chez Antoine, c'est un patchwork d'idées et de désirs troublés par la douleur et le mal. Tous nos hommes sont revenus gazés, estropiés. Du réalisme moderne, nous glissons vers le surréalisme, la réalité plurielle, multiple, parce que dénuée de vérité unique. De la chronique, nous nous retrouvons en pleine rêverie solitaire.
Otto Dix, Les Gueules cassées, 1920 Huile sur toile et collage National Galerie, Berlin |
Pourtant, même cette saga demeure marquée par une époque, elle est, étrangement, très actuelle. Ne vous fiez pas à l'innocence des premiers tomes: bien vite, on bascule avec la guerre dans l'horreur et la démesure. Plus personne n'y comprend rien, on agit dans la panique, sans réfléchir. Ou alors, on est en retrait et ne sait que faire. Cette saga, il faut l'avouer, m'a profondément bouleversée, et comme les gueules cassées, je n'en sortirai pas indemne, après l'avoir commencée il y a longtemps puis reprise l'été dernier. Si vous ne deviez retenir qu'une chose de ce roman-fleuve visionnaire, c'est qu'il étudie les réactions et sentiments de personnages confrontés à l'inexplicable, l'irrationnel. Il ne me laisse plus qu'à vous livrer les pensées d'un des collègues médecins d'Antoine dans le dernier tome, criantes de modernité:
"Il annonce la faillite du monde moderne, l'effondrement du capitalisme ! Lui aussi, il pense que la guerre durera jusqu'à l'épuisement de l'Europe. Mais, quand tout aura disparu, quand tout aura nivelé, il prédit l'avénement d'un monde nouveau. Il voit s'élever sur les ruines de notre civilisation quelque chose comme une confédération mondiale, l'organisation d'une grande vie collective de la planète, sur des bases entièrement renouvelées..."
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