Une danse noble et lente s'élève. Dès les premières notes, on reconnaît la Sarabande du compositeur allemand Haendel (1685 - 1759), devenu par la suite britannique. Pour les cinéphiles aguerris, ce morceau est intimement lié aux passages clefs du film de Stanley Kubrick, Barry Lyndon. Ce que l'on sait moins en revanche, c'est que le cinéaste a produit un travail de documentation gargantuesque pour mener à bien son projet.
Lorsque Kubrick s'installe en 1971 au Royaume-Uni, c'est loin de l'industrie rigide des studios hollywoodiens. Barry Lyndon fut réalisé à un moment qui correspond au "renouveau esthétique" du cinéma américain, inspiré par le modèle européen. En adaptant à l'écran Les Mémoires de Barry Lyndon (1844), un roman picaresque de William Makepeace Thakeray, Kubrick s'essaie pour la première fois au film d'époque, tout en évitant l'écueil de se heurter à un monument de la littérature, comme il l'avait fait avec Lolita. Ce roman relate la grandeur et décadence du héros éponyme de 1745 à 1814.
Kubrick se plaisait à répéter qu'il n'aimait guère les films historiques, dans lesquels les acteurs ressemblaient tous à des pantins en costume. Et c'est bien du côté de la période géorgienne, fleuron de l'art anglais, qu'il est allé chercher ses sources d'inspiration: le souci de véracité historique est au coeur du processus de création du film. Sa précision quasi-photographique se mêle à une construction en plans pour chaque séquence. En effet, Kubrick entend le concept du picturesque au pied de la lettre: il filme acteurs et décors comme les différents éléments d'une conception picturale.
Afin de reconstituer la bi-dimensionalité de la peinture, le directeur de la photographie, John Alcott, utilisa une lentille ZENS empruntée à la NASA. La séduction de Lady Lyndon demeure l'une des scènes les plus célèbres de l'histoire du cinéma, car entièrement illuminée à la bougie pour reproduire l'éclairage de l'époque. On raconte que l'ultra-perfectionniste qu'était Kubrick renouvelait les prises chaque fois qu'un acteur avait le malheur de souffler sur une bougie.
"Kubrick feuilletait des livres d'art anglais du 18ème puis plaçait Marisa (Berenson, aka Lady Lyndon, ndlr) et moi-même dans un plant comme si nous étions les figures d'un tableau"
explique Ryan O'Neil, qui interprète le personnage éponyme. C'est en demandant au chef décorateur Ken Adam - décédé il y a quelques semaines - de classer des reproductions de Gainsborough, Zoffany, Reynolds ou Constable que Kubrick voulut créer une impression d'authenticité pour le spectateur, afin que celui-ci ait l'impression "d'y être". A travers ce travail de documentation, Kubrick adoptait la position d'un détective en se demandant comment ces aristocrates vivaient au 18ème siècle en Grande-Bretagne, quelles étaient leurs activités, leurs loisirs...
Mais Kubrick a également tourné sur place pour faire admirer au spectateur la beauté de la campagne britannique. De grandes demeures ainsi que certains landscape gardens révèlent une certaine variété de styles, paysages et architectures: tantôt on nous montre une lande tourmentée, comme celle des Wicklow Mountains (Irlande), tantôt c'est le domaine plus maîtrisé de Stourhead, le chef d'oeuvre de Capability Brown, qui apparaît à l'horizon. La séduction de Lady Lyndon fut, elle, filmée à l'intérieur du Château de Dunrobin, dans les Highlands écossais.
Dans Barry Lyndon, la nature devient un personnage à part entière. Les autres protagonistes sont souvent filmés de loin, dans des poses très statiques. Comme un Constable, Kubrick s'intéresse aux phénomènes météorologiques changeants du pays. Le réalisateur tente de rétablir la palette rustique du paysagiste anglais à travers la juxtaposition de teintes froides. Les plans évoquent donc les deux genres picturaux les plus en vogue au 18ème: le portrait et le paysage. Avec sa séparation en deux volets, Kubrick organise avec minutie les données visuelles du film. Le premier chapitre coïncide avec la splendeur du paysage.
Dans la seconde partie, Kubrick s'est servi des portraits de Reynolds et Gainsborough pour fustiger la superficialité des hautes sphères de la société géorgienne. A l'instar des modèles de nobles de la peinture de l'époque, la femme de Redmond Barry reste silencieuse, ne prononçant que quelques mots dans tout le film. Les visages figés rappellent le sens de l'artifice de ces tableaux: leur expression est soit absente, soit dénuée d'émotions, ce que Kubrick renforce grâce au maquillage et l'extrême sophistication des costumes. Les jeux de regards dissimulent la nature, bien souvent hypocrite, des rapports sociaux. Pour nobles et bourgeois parvenus, le paraître est primordial. Parfois, on pourrait presque croire que les personnages posent, qu'ils savent qu'un spectateur les observe. Les jeux de carte, la guerre, la chasse, ce sont tout autant d'activités qui permettent au cinéaste de capturer, non sans une certaine nostalgie, la façon dont vivait la fashionable society. C'est un monde dominé par la raison et la maîtrise de soi, mais bien chaotique, quand on y pénètre. Le cynisme du récit est accentué par les commentaires acerbes du narrateur, ce qui n'est pas sans rappeler l'ironie d'un Henry Fielding ou d'une Jane Austen.
Beaucoup ont critiqué la froideur de l'oeuvre de Kubrick, qui se distingue par l'attitude calculatrice de son héros. Permettez-moi d'émettre un bémol : les scènes des Lyndon en compagnie de leur fils font écho à la sensibilité de la littérature géorgienne et à celle des peintures de genre. La mort du petit Lyndon est déchirante et entraîne Barry dans sa chute.
La fonction de la peinture dans le film de Kubrick, c'est de construire une narration parallèle, un commentaire sur l'action qui se déroule. Lorsque Bullingdon, le fils du premier mariage Lyndon revient venger sa famille, Kubrick se plaît à reproduire telle quelle la pose du débauché de Marriage-à-la-mode par Hogarth, afin de souligner la décadence morale du personnage principal.
Quant à la présence du monumental portrait de groupe de Van Dyck qui écrase Barry et son fils, c'est pour symboliser la toute-puissance de l'ancienne aristocratie. Les parvenus tels que Barry qui ont acquis leur nom grâce à la richesse et la bonne fortune n'ont pas leur place dans l'univers des Lords: à juste titre, le portrait équestre de Charles II et celui de sa famille se retrouvent dans le manoir Lyndon.
Avec Barry Lyndon, Stanley Kubrick a révolutionné la notion d'esthétique et les effets spéciaux de l'industrie cinématographique. Il démontre comment la peinture et le cinéma peuvent correspondre sur le plan visuel. Cet amoureux de l'art britannique (on retrouvera Gainsborough dans Lolita et l'Astarte Syriaca de Rossetti dans Eyes Wide Shut) semble avoir parfaitement compris l'attrait du portrait et du paysage pour la société géorgienne qui percevait ces deux genres comme signes de pouvoir et de distinction.
Afin de reconstituer la bi-dimensionalité de la peinture, le directeur de la photographie, John Alcott, utilisa une lentille ZENS empruntée à la NASA. La séduction de Lady Lyndon demeure l'une des scènes les plus célèbres de l'histoire du cinéma, car entièrement illuminée à la bougie pour reproduire l'éclairage de l'époque. On raconte que l'ultra-perfectionniste qu'était Kubrick renouvelait les prises chaque fois qu'un acteur avait le malheur de souffler sur une bougie.
Joseph Wright of Derby, Expérience avec oiseau dans une pompe à air, 1768, National Gallery |
Jeux de clair-obscurs dramatiques |
Mais Kubrick a également tourné sur place pour faire admirer au spectateur la beauté de la campagne britannique. De grandes demeures ainsi que certains landscape gardens révèlent une certaine variété de styles, paysages et architectures: tantôt on nous montre une lande tourmentée, comme celle des Wicklow Mountains (Irlande), tantôt c'est le domaine plus maîtrisé de Stourhead, le chef d'oeuvre de Capability Brown, qui apparaît à l'horizon. La séduction de Lady Lyndon fut, elle, filmée à l'intérieur du Château de Dunrobin, dans les Highlands écossais.
Droite: Castle Howard (Yorkshire) Gauche: John Constable, Malvern Hall, 1809, Tate Britain |
Dans la seconde partie, Kubrick s'est servi des portraits de Reynolds et Gainsborough pour fustiger la superficialité des hautes sphères de la société géorgienne. A l'instar des modèles de nobles de la peinture de l'époque, la femme de Redmond Barry reste silencieuse, ne prononçant que quelques mots dans tout le film. Les visages figés rappellent le sens de l'artifice de ces tableaux: leur expression est soit absente, soit dénuée d'émotions, ce que Kubrick renforce grâce au maquillage et l'extrême sophistication des costumes. Les jeux de regards dissimulent la nature, bien souvent hypocrite, des rapports sociaux. Pour nobles et bourgeois parvenus, le paraître est primordial. Parfois, on pourrait presque croire que les personnages posent, qu'ils savent qu'un spectateur les observe. Les jeux de carte, la guerre, la chasse, ce sont tout autant d'activités qui permettent au cinéaste de capturer, non sans une certaine nostalgie, la façon dont vivait la fashionable society. C'est un monde dominé par la raison et la maîtrise de soi, mais bien chaotique, quand on y pénètre. Le cynisme du récit est accentué par les commentaires acerbes du narrateur, ce qui n'est pas sans rappeler l'ironie d'un Henry Fielding ou d'une Jane Austen.
"To make a long story short, six hours after they met, her ladyship was in love" |
Joshua Reynolds, La Comtesse du Devonshire et sa fille 1784, Chatsworth House, Derbyshire |
La fonction de la peinture dans le film de Kubrick, c'est de construire une narration parallèle, un commentaire sur l'action qui se déroule. Lorsque Bullingdon, le fils du premier mariage Lyndon revient venger sa famille, Kubrick se plaît à reproduire telle quelle la pose du débauché de Marriage-à-la-mode par Hogarth, afin de souligner la décadence morale du personnage principal.
William Hogarth, Marriage-à-la-mode En tête-à-tête, 1745 National Gallery |
Quant à la présence du monumental portrait de groupe de Van Dyck qui écrase Barry et son fils, c'est pour symboliser la toute-puissance de l'ancienne aristocratie. Les parvenus tels que Barry qui ont acquis leur nom grâce à la richesse et la bonne fortune n'ont pas leur place dans l'univers des Lords: à juste titre, le portrait équestre de Charles II et celui de sa famille se retrouvent dans le manoir Lyndon.
Avec Barry Lyndon, Stanley Kubrick a révolutionné la notion d'esthétique et les effets spéciaux de l'industrie cinématographique. Il démontre comment la peinture et le cinéma peuvent correspondre sur le plan visuel. Cet amoureux de l'art britannique (on retrouvera Gainsborough dans Lolita et l'Astarte Syriaca de Rossetti dans Eyes Wide Shut) semble avoir parfaitement compris l'attrait du portrait et du paysage pour la société géorgienne qui percevait ces deux genres comme signes de pouvoir et de distinction.
Jeune fille tirée de plein fouet: Gainsborough, un peintre de la société géorgienne qui dépeint la déchéance de Humbert face à son obsession pour la fillette devenue femme |
Bibliographie
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Art et société britanniques
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Retford, Kate. The Art of Domestic Life: Family Portraiture
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2006
Solkin, David. Painting For Money: The Visual Arts and the
Public Sphere in Eighteenth-Century England. New Haven and London: Yale
University Press, 1993
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