"La Morte amoureuse, Avatar et autres récits fantastiques" de Théophile Gautier

"Ma vie, c'est naze, je l'échangerais bien contre celle du roi du Maroc"

Si la peinture pouvait parler ou illustrer ce recueil, ce serait certainement celle de Watteau et des "Fêtes Galandes". 
La nuit tombe. Les cafetières s'animent. Le modèle d'une tapisserie sort de son cadre, le fantôme d'une courtisane aperçue, ne serait-ce qu'une fois, devient réalité (Omphale). 

Antoine Watteau, L'Embarquement pour Cythère, 1717
Huile sur toile, Musée du Louvre
Beaucoup d'encre a coulé sur le départ de l'île, ou le débarquement vers Cythère (ou pas)
Perso, je m'en tamponne un peu, ce qui me botte là-dedans, c'est l'atmosphère onirique

Le fantasme de célébrités historiques se matérialise sous nos yeux (Le Pied de momie). Toute cette galerie de personnages fantasques danse au son d'une valse effrénée éminemment rococo (celle de la mort ?), dont la mélancolie pointe telle les premières lueurs du jour. Bien vite, le rêve d'entrer dans la peau du rival pour conquérir l'être aimé s'éteint (Avatar). Ou tourne au cauchemar. 

Cet être, c'est bien la Femme. Elle est tour à tour charmante, mutine, terrible ou même menaçante, menant le héros à sa perte. A l'instar des poèmes et des récits de Nerval, la figure féminine acquiert une forte charge érotique, une omniprésence impérissable qui laisse sur l'homme une empreinte physique, mentale et mémorielle. Elle se mue en une véritable obsession de la part du narrateur.

En cela, Gautier annonce déjà cette fin-de-siècle qui accuse le sexe faible de tous les maux. La Femme Fatale cristallise les angoisses de ces bourgeois engoncés dans leurs confortables carcans. Ce n'est pas un hasard si ses représentations florissent en peinture à un moment où les premiers mouvement féministes voient le jour. Rops, Redon, Moreau, les préraphaélites, Khnopff, tous y passent. 

Franz von Stuck, Le Péché allongé, 1899
Je mets au défi quiconque de ne pas trouver cette scène phallique
Freud approves

Le fantatisque ou cette frontière ténue entre le réel, le rêve et le surnaturel permet dans ses images une alliance d'un... assez mauvais goût finalement entre l'amour (ou plutôt l'érotisme) et la mort. Quand Eros et Thanatos s'acoquinent, on n'est pas très loin d'une cristallisation de pulsions quasi-nécrophiles. Mais c'est pour notre plus grand plaisir, et cela explique en partie la délectation bizarre que nous avons pour l'étrange, ce qui dérange, et même aujourd'hui, nos films d'horreurs mettant en scène des flots d'hémoglobine. Malsains les humains ? Si peu. 

Toujours est-il que ce pauvre Gautier a été un peu trop comparé à Hoffman, qui lui a semblé trouver ses lettres de noblesse auprès de la psychanalyse et des surréalistes. Le résultat, c'est que pendant des années, on a pensé que la France, c'était ce pays cartésien assez... ennuyeux somme toutes qui n'était capable de produire que de la littérature réaliste ou d'un romantisme un peu niais. En vérité, les chefs 
d'oeuvres fantastiques français existent, les récits de Gautier en sont la preuve flagrante. J'irais même jusqu'à affirmer qu'ils sont meilleurs que ceux de son compère allemand, car plus aboutis. Parce que, soyons honnêtes, si on se souvient des Contes nocturnes d'Hoffman, c'est surtout en nous ayant rebattu les oreilles de l'"étrange étrangeté" (blablabla), comme l'a si bien théorisé Tonton Freud, en cours de philo ou de lettres. 

Marquées par une anglomanie non dissimulée, les nouvelles de Gautier rappellent Poe ou les romans gothiques anglais. Tout y est : thème du double, hallucinations, vampires... Même le diable fait une courte - mais frappante ! - apparition (Deux acteurs pour un rôle). L'autre influence étrangère, outre l'Antiquité, c'est l'Italie, qui comme chez Nerval, incite à l'invitation au voyage. 

                                    

Le fantastique de Gautier est différent de celui de Maupassant ou Zola, qui se situe dans le domaine de l'incertain : j'ai eu si peur, cela s'est-il vraiment passé ? Ai-je rêve ? Mon esprit ne me joue-t-il pas des tours ? Chez Gautier, aucun doute possible : l'horreur, aussi indiscible soit-elle, est bien là. Son seul défaut, c'est de retarder l'action au moyen de descriptions travaillées comme de l'orfèvrerie, avec une sensibilité de précurseur. Gautier serait-il symboliste avant l'heure ? A travers son utilisation du langage, il devance les Huysmans, les Maeterlinck et autres dandys des derniers soubresauts du 19ème siècle. 

Gustave Moreau, L'Apparition, 1875
Aquarelle, Musée du Louvre (détail)

A l'école, on étudie volontiers La Cafetière et Le Pied de momie, mais Gautier passe souvent inaperçu, associé pour toujours à son roman historique Le Capitaine Fracasse ou le très (trop ?) descriptif Roman de la momie. Faîtes-moi plaisir, réconciliez-vous avec l'ami Théo pour éprouver ces frissons de plaisir que provoquent la lecture d'épouvante.