« Croyez-vous aux
fantômes ? » « Non mais j’en ai peur ! » répondait Madame du
Deffand à son ami Horace Walpole. La réaction de la marquise, alliant la
crainte à la délectation, indique qu’au 18ème siècle, même certains
membres de la noblesse se disaient effrayés par les phénomènes surnaturels évoqués
dans la littérature gothique.
La fiction gothique constitue un
genre littéraire en prose qui mêle la présence de créatures monstrueuses et
d’événements inexplicables au sentiment de terreur. Le château en ruines ou le
vaste manoir perdu dans la forêt sert bien souvent de cadre au récit. L’aspect
mélodramatique du roman gothique et son lot d’archétypes (l’innocente
demoiselle en détresse, le méchant baron, le fantôme ou la sorcière) ont donné
lieu à plusieurs parodies de la part d’écrivains qui raillaient son succès
auprès des jeunes femmes de la bourgeoisie aisément impressionnables.
« Terror and Wonder :
The Gothic Imagination »,
présentée à la British Library du 3 octobre 2014 au 20 janvier 2015 retrace la
naissance et l’évolution de la littérature gothique, du milieu du 18ème
siècle jusqu’à ses influences contemporaines, à travers des manuscrits inédits,
le cinéma, la photographie ou les comic
books. Peut-on alors parler de « courant » ou de « culture »
gothique ? C’est ce que les conservateurs de la British Library se sont
proposés d’explorer en exposant plus de 150 objets qui témoignent de notre
immuable fascination pour le macabre.
L’ombre menaçante du comte Orlock
qui se dessine sous d’imposantes ogives vous accueille à l’entrée[1].
Une série de voûtes recouvertes d’étoffes bleu nuit, accompagnée par une mise
en scène certes sobre mais lugubre, rythme le parcours de l’exposition. Ses
commissaires ont souhaité l’organiser selon un parcours chronologique : il
s’agit tout d’abord de familiariser le visiteur avec l’éclosion de la
littérature gothique, qui s’est développée en réaction contre la vogue du roman
d’apprentissage réaliste. Cet attrait pour les abbayes anciennes et les
histoires de fantômes surprendra plus d’un spécialiste des Lumières adepte
d’une lecture homogène du 18ème siècle, caractérisé par une
révolution de la pensée politique et scientifique. Si la publication du traité
de Burke sur le sublime (1757) fut décisive pour l’expansion de l’imaginaire
fantastique[2],
Horace Walpole, l’auteur du tout premier roman gothique anglais, prétend
lui-même avoir été inspiré par un cauchemar pour l’écriture du Château d’Otrante (1764). La résidence
de Walpole à Strawberry Hill, ouverte aux visites du public depuis le succès de
son roman, est aujourd’hui considérée comme l’une des étapes principales du
« pèlerinage » gothique.
Henry Fuseli, Le Cauchemar, 1790 Huile sur toile, 77 x 64 cm Goethe Museum, Francfort |
Bals costumés, masques, spectacles aux
effets spéciaux angoissants : dans la seconde moitié du 18ème
siècle, la gentry raffole de sensations
fortes. Certains en profitent, comme les propriétaires de la maison de Cock
Lane à Londres, qu’on dit hantée par une fillette de douze ans[3].
Dans les arts visuels, c’est
principalement Henry Fuseli (1741 – 1825) et William Blake (1757 – 1827) qui démontrèrent
leur attrait pour le surnaturel en s’inspirant des passages les plus sombres de
Shakespeare ou de légendes médiévales. Les deux versions du Cauchemar (qui n’est pourtant tiré d’aucune
source littéraire) ont frappé plusieurs générations d’artistes. L’emblématique
toile de Fuseli ne cesse d’inspirer cinéastes et écrivains.
Henry Fuseli, Le Cauchemar, 1781 Huile sur toile, 101,6 x 127 cm Detroit Institute of the Arts |
La Révolution Française et le
règne de la Terreur influencent durablement l’évolution de l’imaginaire
gothique : des écrivains tels que Matthew Gregory Lewis cherchent alors à
inspirer l’épouvante dans l’esprit de leurs lecteurs. Le Moine (1796) traite de thèmes si subversifs (inceste, viol et
pratiques sataniques) qu’il est même dénigré par les auteurs de romans noirs
les plus en vogue. Les romantiques entretiennent quant à eux une relation
ambiguë avec la littérature gothique : si Walter Scott l’apparente à un
produit de la « culture populaire », il emploie certains de ses
procédés narratifs pour impressionner son lecteur.
Le monstre de Frankenstein, le
fantôme de Heathcliff qui apparaît à Cathy sur la lande désolée, la première
femme folle de Rochester : ce sont tout autant de créatures qui incarnent
cet « Autre », celui qui cristallise les angoisses et les fantasmes les
plus profonds de l’inconscient collectif britannique. Rappelons à ce titre que
l’horreur provoquée par les romans des sœurs Brontë est de nature
principalement psychologique ; ce sont les tourments de l’âme des personnages
qui déclenchent notre effroi : on est bien loin des archétypes de base qui
peuplent les premiers récits d’épouvante.
A l’époque victorienne, le cadre
spatial du roman gothique se transforme : c’est le paysage urbain qui devient
le lieu privilégié du récit. D’illustres hommes de lettres tels Charles Dickens
(1812 – 1870) ou Wilkie Collins (1824 – 1889) empruntent plusieurs de ses
techniques littéraires au roman gothique, alors que son public comporte
progressivement les classes populaires. La diffusion de penny dreadful à l’époque où Londres subit les effets de
l’industrialisation massive atteste le triomphe de la littérature d’horreur :
ces récits qui paraissaient en série dans des journaux imprimés sur du papier
bon marché se vendaient un « penny » par numéro. Le terme de penny dreadful se met à englober toute
publication d’histoires macabres ou de récits à sensations.
Vers la fin du 19ème,
les intrigues du roman gothique se teintent d’un pessimisme qu’on désigne en
Grande-Bretagne sous le nom « d’esprit fin-de-siècle ». Dans L’étrange cas du docteur Jeckyll et M. Hyde,
Robert Louis Stevenson s’inspire de la théorie darwinienne de l’évolution afin
d’interroger les rapports flous entre l’animal et l’humain. Influencée par la
série de meurtres commis par Jack l’Eventreur, la littérature d’épouvante
connaît un renouveau en traitant de thèmes comme la dégénérescence physique ou
morale. Des œuvres telles que Le portrait
de Dorian Gray (Oscar Wilde, 1890) ou Dracula
(Bram Stoker, 1901) en sont le parfait exemple.
Une des pièces phares de l'exposition: le trousseau du chasseur de vampires |
Tandis que l’Angleterre voit
apparaître les premiers mouvements féministes, les héroïnes de la
littérature gothique deviennent menaçantes, voire nocives. Dans une certaine
mesure, elles incarnent cette femme fatale que les britanniques redoutent tant,
cette prédatrice à l’appétit sexuel insatiable.
C’est ce qu’on retrouve au cinéma
qui en est à ses débuts : les réalisateurs en profitent pour mettre en
scène leurs fantasmes en filmant des scènes d’amours lesbiens ou sadomasochistes.
Les films muets sont également inspirés par le spiritisme, très en vogue dans
la première moitié du 20ème siècle et pratiqué par des personnalités
de renom comme l’auteur Arthur Conan Doyle. A partir des années 50, les films
inspirés de récits d’horreurs s’affranchissent progressivement de leur source
littéraire.
Montrer au spectateur le plan du
personnage terrifié avant de révéler l’apparition ou le monstre est alors un
des procédés favoris des cinéastes, comme en témoigne la scène la plus célèbre
des Innocents (Steve Biodrowski, 1961)
adapté de la nouvelle fantastique de Henry James Le tour d’écrou (1898). Peu à peu, les troubles de l’adolescence et
les craintes relatives à la sécurité des enfants deviennent les thèmes favoris
du cinéma d’épouvante.
A l’aube du 21ème
siècle, l’imaginaire gothique est rapidement récupéré par la culture populaire
et influence des domaines artistiques variés : littérature pour « jeunes
adultes » (on pense notamment au succès la saga Twilight ou aux réécritures des romans de Jane Austen peuplées de
zombies et autres créatures), dessin animés, séries télévisées, musique, et
même la mode. Pour sa collection automne hiver 1996 intitulée Dante, Alexander McQueen emploie la
dentelle noire et des corsets qui rappellent l’habillement victorien.
Ce sont
ces mêmes accessoires qui sont portés par des membres de communautés dites « gothiques » :
ainsi, l’exposition s’achève par une série de photographies de festivaliers en
costume lors du weekend « goth » de Whitby (Yorkshire), qui a lieu
chaque année.
Si l’exposition se visite
relativement rapidement (on est loin d’un blockbuster à « Late
Turner » de la Tate Britain présentée ce même hiver), il ne m’a fallu pas
moins de trois heures pour lire les cartels dans leur intégralité, m’attarder
sur les archives de la collection et regarder presque tous les documentaires,
interviews et extraits de films qui démontrent la minutie de la recherche scientifique
effectuée par ses organisateurs. « Terror and Wonder » brille par la
qualité de ses explications qui sont rendues accessibles au visiteur non
averti, en évitant l’écueil d’une mise en scène trop spectaculaire. Mais
l’attrait pour le côté obscur de la psyché britannique est bien présent :
le public comporte de nombreux jeunes qui peut-être se reconnaîtront dans les
photos par Martin Parr des festivaliers se rendant à Whitby, le village dans
lequel se situe la traque acharnée du comte Dracula par ses adversaires à la
fin du roman de Bram Stoker.
Tout aussi admirable est
l’analyse portant sur la représentation du corps. Celle-ci examine les
créatures les plus illustres de l’imaginaire gothique (le vampire, le fantôme,
le loup-garou puis les zombies), ainsi que la fascination pour la frontière
ténue entre la souffrance et le plaisir. Les récits d’épouvante mettent en
scène mutilations et tortures en disséquant les reconfigurations possibles du
corps humain.
A ce titre, j’ai été
rétrospectivement un peu déçue de ne pas voir mentionnés les auteurs-compositeurs
les plus controversés (notamment Marylin Manson et avant lui, Alice Cooper dont
l’objet emblématique est la cravache), qui transforment leurs concerts en un
théâtre grand guignol et simulent l’automutilation sur scène. Robert Smith fait
certes figure d’icône parmi le paysage musical anglais des dernières décennies,
mais retenons qu’il incarne la version relativement soft de la grande famille du rock anglophone comprenant également
des tendances plus extrêmes tels le heavy métal, le death métal ou le
grindcore.
A la lumière de cette exposition
qui promet d’être l’une des plus réussies de 2015, je tenterais d’avancer que
s’il n’y a pas de mouvement gothique établi à l’instar de grands courants tels
le romantisme ou le réalisme, on pourrait peut-être parler de mouvance ou de
tendance. Ce n’est donc pas un hasard si les responsables de la programmation
événementielle de la British Library ont souhaité s’épancher sur
l’ « imagination » ou l’ « imaginaire » gothique.
Si la littérature et le cinéma d’épouvante constituent une source inépuisable
d’inspiration, c’est parce qu’ils interrogent la nature de l’imaginaire humain
et qu’ils permettent une libération des sens. Ce qui est certain, c’est que
l’impact du roman gothique anglais a largement dépassé son influence d’origine –
au sein des milieux littéraires et bourgeois – ce qui permet sa constante
récupération par la culture populaire. Encore aujourd’hui, les subcultures gothiques font parler
d’elles pour notre plus grand effroi et surtout… pour notre plus grand plaisir.
[1] Cette image constitue
peut-être le cliché le plus célèbre du film muet Nosferatu le vampire, réalisé par le cinéaste expressionniste
allemand Friedrich Wilhem Murnaü (1888 – 1931)
[2] La parution du traité
d’esthétique d’Edmund Burke, Recherche
philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, annonce en
Grande-Bretagne la transition de la pensée néo-classique vers une sensibilité
préromantique. Selon Burke, l’expérience du sublime est telle qu’elle provoque
terreur et épouvante chez l’être humain
[3] Horace Walpole relate sa
visite de la maison de Cock Lane en 1762 dans une lettre adressée à son ami
Horace Mann. Il tourne en dérision la crédulité extrême du public qui semble
être terrorisé par les bruits émis par le fantôme
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