Il y avait un train... Et puis il y avait ces femmes, trompées, lassées, dans une Russie où l'aristocratie dévalait pas à pas la pente de la décadence...
Mais surtout, il y avait Anna, la plus belle. La plus entière aussi.
Comment, me direz-vous, Gaëtan Vassart a-t-il pu osé transposer sur scène ce chef d'oeuvre, que dis-je, ce pavé de la littérature russe ?
En 2h20, sans l'ombre de l'ennui, et malgré les défauts de mise en scène ou de jeu, une galerie d'atypiques personnages vous emmène dans une valse endiablée, celle des ballets russes. Parti pris, décision formelle: c'est vers les femmes que notre attention se tourne...
Le roman-fleuve de Tolstoï n'a pas pris une ride, et c'est pourquoi Vassart se livre à un délectable massacre des intentions masculines. Alors, oui, on trouvera Vronski assez insipide, comme il le dit lui même. Le récit se résume à un enchevêtrement de scènes finalement pas si déconnectées que cela les unes des autres... La subjugation n'est pas loin.
Pour décor: un lustre, allumé comme une traînée de poudre dès le début du bal par Kitty, la jeune première, qui déçoit. Kitty, normalement si douce, qui ose à peine murmurer la déception induite par le comte Vronski. Dans la pièce, elle l'affirme, la hurle, telle une tigresse à qui on a ravit l'enfant. Mais Levine n'est pas si loin, et plus tard, c'est son lionceau qu'elle portera. Pour dissimuler le fond, rien qu'une toile de tissu, tantôt scintillante, tantôt rustre, selon l'intensité du moment.
Mais commençons par le début: c'est d'abord Daria, enceinte, qui se retrouve humiliée par l'amoureux Stepan, son mari, celui qui ne peut réfréner ses pulsions pour aller flirter avec une petite française, ou encore le gratin de la bourgeoisie russe. Un seul mot d'ordre de la part des autres: le pardon, solidarité féminine oblige.
Mais on a beau dire, elles ont beau voler la vedette aux hommes, elles sont toutes coupables ces femmes. Coupables d'avoir grandi dans une société patriarchale peut-être ? Et au milieu d'elles, voici la grande Golshifteh Farahani, iranienne d'origine qui tente de domestiquer tant bien que mal le dur exercice du monologue français. Elle s'y emploie plutôt bien, mais de toutes façons, son irradiante beauté fait oublier tout le reste, défauts de prononciation compris. Farahani semble en ce moment avoir le vent en poupe, puisqu'on la retrouvera même à Hollywood dans Pirates des Caraïbes 5 et le Paterson de Jarmusch.
Ce que Vassart a voulu explorer dans sa pièce, c'est la passion sous toutes ses formes. La passion platonique entre Kitty et Levine, celle d'un couple marié, qui s'étiole, entre Daria et Stepan et enfin le dilemme cornélien auquel est soumis Anna. Qui choisir ? Vronsky ou Alexis ? La passion ou la raison ? La liberté au prix de la perte de son enfant et devenir ainsi la risée de toute la Russie ? Phèdre n'est pas bien loin. Dans ce tourbillon de désirs et de devoirs, Anna sombrera, forcément. Magistralement, Farahani la joue heureuse, désabusée, folle, délirante, aimante, douce, colérique, hystérique, et enfin résignée. Les bals ne valent décidément plus rien pour elle. Le prix est lourd à payer, celui de ne pas jouer la comédie des erreurs des hautes sphères russes. L'abandon d'un enfant, de deux hommes, mais surtout le sien, d'abandon.
Déroutante. C'est sans aucun doute ce qui caractérise cette mise en scène moderne, parfois un très épurée. Mais le plus étonnant, c'est qu'après avoir un peu oublié le récit, en se concentrant sur les personnages, on se rend compte que cela fonctionne. Dans ce cadre spatiotemporel qu'est la Cartoucherie, là où les parisiens vont retrouver le temps d'une représentation une bouffée d'air pur, dans un théâtre presque fait de verdure, les soucis du quotidien vont et viennent.
Tout cela n'a plus d'importance. Il n'existe plus que la scène, les acteurs et les spectateurs. Outre le lustre éclairé, comme les autres bougies, à la flamme, nous sommes transportés dans un autre monde, un peu magique, à quelques pas de Vincennes. Et c'est pour cela que ces 2h20 passent à une vitesse fulgurante, surtout si vous êtes assis au premiers rangs et que vous pouvez voir les expressions puissantes des personnages de Tolstoï rendus à la vie.
Tiens, j'entends un train au loin... Celui qu'on aperçoit au début, celui qui signe la rencontre funeste entre Anna et Vronski.
Et si... c'était la fin ?