« Délicate »,
« modeste », « gracieuse », « élégante », voilà
tout autant de qualificatifs que l’on trouve dans la littérature du début de
l’ère victorienne pour dresser le portrait du « sexe faible ». La
silhouette favorite est celle du sablier : la taille doit être menue, mais
la poitrine généreuse et les hanches amples. Au sein arts, c’est ce même idéal
que prônent les artistes dans les années 1840 et 1850.
Marie Tudor par "Master John", 1544 Huile sur panneau de bois, 71 x 50,8 cm National Portrait Gallery Paye ton portrait (Oui je trouve la peinture de la Renaissance anglaise franchement moche) |
Depuis
l’époque élisabéthaine, les britanniques font du portrait une véritable
obsession. Cet « enfant de la Renaissance » acquiert une importance capitale alors que la Réforme Anglicane proclame
l’interdit sur la production d’images religieuses. Alors que les Tudors et les
Stuarts gouvernent, ce genre pictural influencé par les idéaux humanistes
permet de représenter l’homme au centre du monde. C’est bien lui qui peut
servir d’intermédiaire avec Dieu, les anges et le règne animal. Tandis que se constitue
l’école anglaise de peinture, le sujet du portrait se charge de connotations
licencieuses. Les
échanges avec le continent ne sont pas en reste : les peintres
britanniques prennent connaissance des concepts avancés pendant la Conférence à l’Académie Royale de Peinture
et de Sculpture en 1667 par André Félibien, le théoricien du classicisme
français.
Dans ses Discours, l’artiste et
président de la Royal Academy Sir Joshua Reynolds considère la peinture
d’histoire comme le genre pictural le plus noble, mais tentera d’élever le
portrait au rang de peinture allégorique tout au long de sa carrière.
Sir Joshua Reynolds, Sarah Siddons en Muse Tragique, 1784 Huile sur toile, 240 x 148 cm Huntington Art Gallery Là tout de suite on a l'air carrément plus canon |
Les
critiques d’art et conservateurs jugent souvent l’époque géorgienne comme la
période d’apogée du portrait en Grande-Bretagne. Lorsque Victoria monte sur le
trône en 1837, l’Académie souffre de la perte du renommé portraitiste Thomas
Lawrence (1769 – 1830), si bien que l’ancien directeur de la National Gallery
Roy Strong caractérise le portrait victorien de « stérile sur le plan
pictural » ; il ne ferait que « réaffirmer les codes esthétiques
des siècles précédents ». Nombreux s’accordent pour déclarer que seuls les
portraits préraphaélites font preuve d’innovations afin de rivaliser avec le
succès de la photographie.
En
effet, la Royal Academy soutenait ardemment les portraitistes. Lors de
l’exposition annuelle, il n’était pas rare d’entendre des académiciens se
plaindre des portraits qui envahissaient les murs, d’autant plus que leurs
formats adoptaient des dimensions parfois monumentales. Ceux-ci constituaient
la fierté des peintres britanniques. On les réalisait selon les règles du
« grand style » célébrées par Reynolds, issues de l’idéal classique :
titres indéterminés à vocation allégorique, apologie de vertus cardinales et
idéalisation des modèles composaient les éléments essentiels de ces tableaux.
La
National Portrait Gallery fut en effet fondée en 1856, non dans un but
artistique mais historique, pour susciter l’inspiration. Elle expose « les
traits de personnages qui ont accomplis des faits dignes de notre admiration ».
La fondation de cette institution témoigne aussi de l’esprit scientifique du
peuple britannique qui a toujours nourri une véritable fascination pour la
représentation du visage. A cette même époque, on se passionne pour l’analyse
physionomique. La taille et la forme des traits physiques, codifiés depuis le
17ème siècle, renseignent le spectateur sur les aspects de la
personnalité.
Franz Xaver Winterhalter, La Reine Victoria, 1843 Huile sur toile, 53,4 x 64,8 cm Collections royales |
J’ai
tenté d’effectuer ici une sélection d’artistes plus ou moins connus du grand
public (en particulier britannique). Il a fallu constituer un bon équilibre
entre la diversité des mouvements, des techniques picturales (peinture à l’huile
bien sûr, mais aussi dessin et gravure) et des compostions (gros plan, à
mi-corps, de plein pied) sans oublier les artistes femmes. Mis à part la toile
de Kennington, j’ai écarté les portraits de groupe pour me concentrer
uniquement sur la figure féminine. C’est pourquoi vous apercevrez des noms
certainement déjà croisés et d’autres plus obscurs. Quant aux autres
portraitistes de renom, ils seront mentionnés ainsi que leurs domaines de
prédilection, mais sans que je m’attarde sur une analyse détaillée de leur
œuvre.
Les
sujets d’actualité
Rappelons
que la représentation des classes laborieuses est très rare, celles des
sans-abris et des mendiantes peut-être plus encore. La vocation de ces sujets
d’actualité est polémique, mais ils restent sélectifs et respectent souvent la
tradition esthétique alors en vogue. Ils témoignent de la mainmise de la
bourgeoisie sur le marché de l’art, dont le goût se tourne vers les scènes de
la vie moderne. Ces sujets, accessibles à un public plus large, mettent
l’accent sur la dimension narrative, et se rapprochent donc de la scène de
genre. Ils permettent aussi de satisfaire les exigences des classes
moyennes : si les peintres académiques ne recherchent pas nécessairement
la représentation fidèle de la réalité, c’est parce qu’ils tentent d’élever le
spectateur et de lui apporter un enseignement exemplaire.
Luke
Fildes (1843 – 1927), Frank Holl (1845 – 1888) et Hubert von Herkomer (1849 –
1914) comptèrent parmi les plus
grands portraitistes de la vie moderne. Ce dernier recevait environ 25 000£ par
an. Pour s’en défendre, il affirmait que la représentation de la pauvreté
correspondait à son vaste projet qui consistait à croquer sur le vif toutes les
couches de la société confondues, un devoir moral qu’il se devait de
transmettre aux générations futures. Si Holl, quant à lui, périt si jeune,
c’est qu’à partir de 1879, il se mit à peindre exclusivement des portraits. Il
en réalisa plus d’une vingtaine par an jusqu’à sa mort, avant de crouler sous
la surcharge de travail et la pression exercée par ses commanditaires.
Luke Fildes, Dolly, 2nde moitié du 19e Dimension et localisation inconnues |
A
travers le regard de l’homme artiste, la femme est une icône passive de la
souffrance. Elle a pour but de provoquer l’émotion et la pitié chez le
spectateur sans le déranger à travers un trop grand réalisme. Dolly par Luke Fildes en est un parfait
exemple. Le modèle pourrait être la domestique d’une riche country-house. Elle semble surprise dans son travail. Son doux regard
teinté de mélancolie interpelle le spectateur qui se voit attribuer une
position de voyeur. Bien souvent, ces portraits de domestiques étaient
commandés par leurs maîtres, ils avaient pour fonction de préserver un document
sur la vie quotidienne du domaine.
Si
la femme comme symbole de la pauvreté tend vers l’objectification sous le
pinceau d’un homme, son rôle se complexifie lorsqu’une femme choisit pour sujet
un modèle du même sexe. Dans sa gravure de Bathseba, l’aquarelliste Helen
Allingham (1848 – 1926) a choisi un passage du roman Loin de la foule déchainée par Thomas Hardy pour son intensité
dramatique. Après que Boldwood, un jaloux fermier d’âge mûr ait été séduit par Bathseba,
ce dernier accuse sa bien-aimée de porter plus d’intérêt à un jeune soldat.
Plutôt que de se concentrer sur la confrontation entre les deux amants, Helen Allingham
se focalise sur la réaction de la jeune femme. La pose typique des mains
portées à la tête, décrites telle quelle dans le roman, signifient l’état de
détresse émotionnelle de la jeune fille. Son portrait en pied et sa jupe
blanche ressortent sur un paysage qui ne coïncide en revanche aucunement avec
la description du Wessex que Thomas Hardy nous livre aux chapitres 31 et 32.
Helen Allingham, Bathseba prit sa tête entre ses mains, 1874 Gravure Figure 7 pour le numéro de juillet du Cornhill Magazine |
La
pauvreté rurale demeure un sujet très populaire parmi les portraitistes de la
vie moderne. Plus rare sont les œuvres consacrées à la pauvreté urbaine, fléau
de l’époque victorienne. Thomas Kennington (1856 – 1916), qui en fit sa
spécialité, se considérait comme un peintre « de la réalité
sociale ». Après avoir étudié à l’Académie Julian de Paris, puis sous
l’égide de Bouguereau, Kennington s’employa à peindre des scènes de la vie de
sans-abris ou de veuves éplorées. Kennington fut, entre autres, à l’origine de
la création du New English Art Club en 1886, une société alternative en
réaction aux enseignements de la Royal Academy. Ses membres s’inspirèrent des
sujets ruraux qui avaient attiré les naturalistes français (en particulier George
Clausen, Stanhope Forbes et Philip Wilson Steer).
Grâce
aux gravures illustrant les romans de Dickens publiées dans les journaux hebdomadaires et mensuels, le thème de
l’enfant victime de la pauvreté urbaine enflamme l’esprit des artistes. Les
riches tons ocre de la composition et la touche fluide évoquent l’œuvre du
peintre espagnol Murillo (17ème) qui avait fait des enfants pauvre
son thème de prédilection. Les yeux clos de la petite fille, ses guenilles et
le morceau de pain dans l’assiette dénotent le dénuement extrême. Ces toiles à
vocation pathétique paraissent dérangeantes au spectateur du 21ème
siècle. Tout en transgressant les conventions du portrait, elles signalent la
fascination que les victoriens nourrissaient pour la femme pauvre, cette
« Autre » icône de la misère du monde.
Thomas Kennington, Des Orphelins, 1885 Huile sur toile, 101,6 x 76,2 cm Tate Britain Les Victoriens avaient déjà leur The Kid de l'époque |
Le
portrait mondain : aristocrates, bourgeoises et femmes célèbres
Alors
que le succès de la peinture d’apparat décline, les portraitistes, pour
acquérir une certaine renommée, doivent se démarquer du « grand
style ». Cela explique en partie la difficulté que la reine eut à trouver
son portraitiste officiel. Pourtant, le portrait mondain s’inspire très
largement des représentations officielles de Victoria. La présence d’une femme
sur le trône d’une des nations mondiales les plus puissantes charge la position
déjà complexe de la femme d’une dimension symbolique. La souveraine possède le
visage féminin le plus célèbre de l’époque. Sa représentation, issue des canons
de beauté de la Renaissance, rappelle le faciès des vierges à l’enfant. Les
cheveux, séparés au milieu par une raie, sont attachés en bandeaux. La tête à
l’ovale parfait est légèrement inclinée, et les traits respectent les
proportions enseignées à la Royal Academy : la ligne du regard et celle du
nez fractionnent le visage en deux parties égales.
Franz Winterhalter, La Reine Victoria, 1842 Huile sur toile, 133,5 x 98 cm Collections du Château de Versailles |
Progressivement,
les portraitistes éveillent l’attention des spectateurs sur la notion
d’identité. Alors que l’état
cherche à investir tous les aspects de la vie publique et privée, les
portraitistes réaffirment le crédit de l’individu dans les arts: la pose et
l’expression du modèle féminin dépendent plus du contexte dans lequel elles
sont produites plutôt que de la permanence de qualités immuables. Dépeindre les
femmes nous informe sur leur statut social, leurs relations et même leur
personnalité.
Il s’agit avant tout d’établir un bon équilibre entre la ressemblance avec le
modèle et le raffinement de la facture. Dés
la fin des années 1860, la technique de John Everett Millais (1829 – 1896) se
reconnaît à ces riches à-plats de couleur et sa touche rapide. A travers ses
portraits de célébrités, il tente de rivaliser avec les grands maîtres tels Van
Dyck et Titien. Issu de la première génération de préraphaélites, il eut des
difficultés à passer des scènes d’inspiration médiévale au portrait
contemporain : « De nos jours, les artistes doivent se battre avec un
nouvel adversaire diabolique, le costume moderne ; qu’on ne s’étonne donc
pas que très peu de portraits soient réussis ».
John Everett Millais, Vanessa, 1868 Huile sur toile Sudley House, Liverpool |
Sur
ce tableau figure Esther Vanhomrigh 1688 – 1723), la correspondante de Jonathan
Swift. « Vanessa » fait en revanche allusion au pseudonyme que
l’écrivain lui attribuait pour garder leur relation épistolaire secrète. Le
portrait, entièrement imaginaire, montre l’héroïne une lettre à la main, la
mine résignée, alors qu’elle apprend que son amant la quitte pour une autre
femme, Stella, le deuxième volet du diptyque que Millais a consacré aux
maîtresses de Swift.
James
Tissot (1836 – 1902) fait également partie de cette génération d’artistes qui
firent rapidement fortune. Il devient largement vilipendé, notamment par John
Ruskin, pour ses « simples et malheureuses photographies en couleur d’une
société des plus vulgaires ».
Comme beaucoup d’artistes français, James Tissot s’exile à Londres pendant la
Commune (mars 1871). Tissot porte une grande attention au rendu et détails de
sa composition, mais également à la notion d’harmonie. Certaines toilent sont
influencées par le réalisme et la mode à la française : un tableau tel Octobre rappelle l’immédiateté des
pastels de Degas. Le regard aguicheur de la jeune femme interpelle le spectateur
en l’invitant à la suivre. Le modèle représenté est Kathleen Newton, une femme
divorcée que Tissot rencontre dans les années 1870, dont il tombe amoureux. Abandonnée
par l’amant dont elle fut enceinte, elle commence à vivre avec Tissot
à partir de 1876 et figurera dans la plupart de ses compositions futures.
James Tissot, Octobre, 1877 Huile sur toile, 216 x 108,7 cm Musées des Beaux-Arts de Montréal |
Le
portraitiste mondain entretien donc une relation complexe avec son modèle. L’américain
John Singer Sargent (1856 – 1925) fut à ce titre impliqué dans un scandale qui
lui valut son départ pour Londres. En 1884, il expose au Salon de l’Académie Madame X, mais toute l’audience reconnaît
sa commanditaire Madame Gautreau, une expatriée de Louisiane. « Oh quelle
horreur ! » s’exclament les spectateurs. Le modèle et sa mère
auraient rendu visite à Sargent dans son atelier en larmes, et n’achetèrent
jamais l’œuvre. Sa période londonienne constitue pourtant l’étape la plus prolixe de sa carrière. Il
fut comparé à Vélasquez pour qui il vouait une véritable adoration après avoir
étudié d’après son œuvre en 1879 à Madrid.
John Singer Sargent, Madame X, 1884 Huile sur toile, 235 x 110 cm Metropolitan Museum of Art |
Le
portrait de Lady Agnew fut loué dans le Times
comme un paragon d’élégance. Née en 1865, Lady Agnew est la petite-fille de
Robert Vernon, le baron de Lyveden. En 1889, elle épousa Sir Andrew Agnew, le
baronnet du château de Lochnaw, qui commanda son portrait. Assise sur une
bergère 18ème qui accentue la finesse de ses formes, le modèle est
assise dans une robe de mousseline mauve agrémentée d’une ceinture. Les
draperies de soie chinoises du fond mettent en valeur les teintes claires de la
composition. La pose languissante, l’habit et le décor indiquent le goût du
modèle pour la mode et le mobilier modernes.
Lady Agnew, 1892 Huile sur toile, 127 x 101 cm Galeries Nationales d'Ecosse |
Le
portrait symboliste : l’allégorie de la beauté féminine
L’œuvre
de James McNeil Whistler (1834 – 1903) permet d’établir le lien parfois ténu
entre le portrait mondain et le portrait issu des cercles esthétiques et
symbolistes.
Il avait déjà admiré la mélancolie qui émanait des jeunes filles peintes par
Millais lors de sa seconde phase préraphaélite. Après s’être formé à Paris et
fréquenté Henri Fantin-Latour, Whistler va jusqu’à rejeter le côté narratif du
portrait tant chéri des victoriens pour placer son modèle dans un décor quasi
abstrait.
James Whistler, Symphonie blanche n°2 1864, Huile sur toile, 76,5 x 51,1 cm Tate Britain |
Symphonie en blanc n°2 : la petite
fille blanche nie l’identité du
modèle pour insister sur la référence à la musique. C’est également à Paris
dans les années 1860 que Whistler a pu observer les estampes japonaises qui
l’influenceront pour le reste de sa carrière. La composition audacieuse en
témoigne : l’artiste refuse de construire son tableau en plans, c’est
l’impression générale d’harmonie qui doit primer sur le détail. L’ancienne
modèle de Courbet et maîtresse de Whistler, l’irlandaise Joanna Hiffernan, pose
ainsi dans une simple robe blanche. On a beaucoup décrié ce costume à l’époque
où les femmes portaient des robes à crinoline. La chevelure auburn de Jo, son
éventail japonais, les azalées et le bleu du vase constitue les seules touches
de couleurs vives de la composition. « C’est brillant, c’est même trop brillant » s’exprimera Millais
à ce sujet.
Vers
la fin du siècle, les compositions de l’Aesthetic
Movement deviennent de plus en plus décoratives. La théorie de l’art pour
l’art atteint son paroxysme : la palette d’un Watts adopte des couleurs
plus riches, tandis que les teintes d’un Burne-Jones (1833 – 1898) sont plus
sourdes, presque lunaires. Les allusions à l’humeur et l’atmosphère de l’œuvre
sont constantes : il s’agit d’insuffler au spectateur un sentiment de
poésie.
Dans
les années 1860, George Frederick Watts (1817 – 1904) décide d’entreprendre un
projet d’envergure considérable qui coïncide avec les ambitions de la National
Portrait Gallery. Les dimensions de ses portraits sont de taille moyenne (65 x
75 cm), « idéales » affirme Watts « pour produire un gros plan
du visage ».
George Watts, Choisir, 1864 Huile sur bois monté, 47,2 x 35,2 cm National Portrait Gallery |
Ce
portrait sensuel représente l’actrice Ellen Terry, alors âgée de dix-sept ans. Choisir invite modèle et spectateur à
comparer les affriolantes mais peu odorantes camélias aux violettes,
d’apparence plus modeste, mais à l’odeur plus attirante. La date du portrait
correspond au mariage d’Ellen Terry avec Watts (de trente ans son aîné) et à
l’abandon de sa carrière d’actrice. Le mariage dura à peine un an, Ellen Terry
quitta Watts pour retourner sur les planches. La toile possède donc une
signification particulière : elle symbolise le dilemme entre les vanités
du monde et la transcendance de la vertu.
Pour
un peintre qui tente de transmettre une interrogation sur l’existence humaine à
travers ses toiles, le paradoxe reste entier : c’est précisément au moment
où l’Aesthetic Movement célèbre le
culte de la beauté que ses membres, Whistler excepté, cherchent dans l’art une
signification plus profonde. Enfin, à une époque où la pédophilie n’était pas
considérée comme un crime, la fascination des victoriens pour les adolescentes et
petites filles demeure problématique. Ce portrait au cadrage serré valide les
attraits physiques du jeune modèle tout en dissimulant la portée érotique qu’il
possède.
Cette
même dimension caractérise un certain type de sensualité : celle de la
femme fatale. Emma Sandys (1843 – 1877), dont la courte mais brillante carrière
reste encore méconnue, a effectué sa formation à Norwich (sa ville natale) sous
l’égide de son père Anthony Sands. Mais elle fut surtout l’élève de son frère
Frederick Sandys (1829 – 1904). Emma commença à peindre vers 1862, au moment où
Rossetti réalisait ses Beautés à
mi-corps, pour se spécialiser dans des portraits d’enfants, qui remportèrent un
succès local. Elle se mit alors à peindre des portraits féminins à l’huile.
Elle exposa au moins deux fois à la Royal Academy, en 1868 et 1873.
Dante Gabriel Rossetti, Veronica Veronese (détail) 1870, huile sur toile 107,9 x 86,3 cm Delaware Art Museum |
Dans
ce dessin à la craie, on retrouve l’esthétique de Rossetti et de son frère. Le
sujet comporte toutefois une grande stylisation de la ligne et un travail
remarquable sur la lumière pour faire ressortir la fleur dans les cheveux de la
jeune femme ainsi que le bleu de ses yeux. Contrairement à ses autres œuvres,
le costume est contemporain. Avec son regard lointain et l’inclination de son
visage, Une femme élégante rappelle
la pose traditionnelle de la mélancolie. A l’instar de ses tableaux, le buste
est présenté presque de face et le visage de ¾ afin de renforcer son modelé. Le
dessin est dépourvu d’individualité mais le jeu de matières (chevelure, tissus,
bijou) accentue sa dimension intime. Emma Sandys avait déjà adopté un type de
composition similaire (visage dégagé sur fond indéterminé) dans Une beauté médiévale (1868). Le fond présente
cependant une ouverture sur la droite, symbolisé par la fenêtre, motif typique
des œuvres de la Renaissance, mais également de la première génération
préraphaélite.
Emma Sandys, Une femme élégante, 1870 Craies de couleur sur papier, 45,5 x 35,5 cm Collection Pérez Simon |
Le
genre du portrait féminin dans les îles britanniques demeure un domaine de
recherche relativement délaissé. Si beaucoup d’artistes s’y sont consacré à
l’époque victorienne, c’est parce qu’il représente moins de temps et
d’investissement que l’exigeante scène de la vie quotidienne, alors très en
vogue. Depuis le 17ème siècle, les britanniques ont tenté de
capturer la ressemblance de leurs modèles. Pendant les dernières années du
règne de Victoria, la demande des galeries et collectionneurs est très forte,
ainsi, presque tous les peintres de figures ont réalisé des portraits. Certains
considéraient même ce genre comme néfaste pour l’inspiration créatrice (lettre
de Millais à Herkomer en 1888). Or, il constitue la plus grande part de revenu
des artistes. Le portrait féminin a également bénéficié des bouleversements
socioculturels de la période. Entre la soumission et l’accomplissement de soi,
quel rôle alors adopter ? Dans la scène de la vie quotidienne, c’est le
choix même du sujet (la pauvreté) qui dénote l’audace des artistes. Le portrait
féminin mondain parait se démarquer par sa technique, tout en évoquant la
richesse de l’aristocratie et le pouvoir des classes moyennes sur le plan
social. La femme du portrait symboliste et esthétique est certes idéalisée,
mais l’absence de référence narrative et la primauté accordée à l’impression
générale de la composition révèlent la modernité de ses artistes. Toutefois,
c’est souvent en tant qu’amante, maîtresse ou épouse que les modèles posent. La
peinture, le dessin ou la gravure figent un instant de leur vie qui se résume à
une série d’étapes, du premier chagrin d’amour au statut de matrone respectable.
Mais c’est ici une autre histoire qui se raconte, celle qui fait le succès des scènes
de genre. La suite au prochain épisode…
Bibliographie
Ouvrages généraux et spécilisés
André FELIBIEN, Préface in Conférence
à l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture pendant l’année 1667, Paris,
F. Léonard, 1668 sur http://gallica.bnf.fr
Véronique GERARD-POWELL, Laurent GERMEAU, et Bruno MONNIER, Désirs et voluptés à l’époque victorienne,
catalogue d’exposition, Paris, Fonds Mercator, 2013
Robin GIBSON, British Portrait Painters,
Londres, Phaidon Press, 1971
Lionel LAMBOURNE, ‘The Good and the Great : Portrait Painting’ in Victorian Painting, op.cit, 2003
Roy STRONG, British Portraits 1660
– 1960, Woodbridge, Antique Collector’s Club, 1991
Julian TREUHERZ, ‘Early Victorian Taste and Patronage’ et ‘The Late
Victorian Academy’ in Victorian Painting,
op.cit, 1993
Shearer WEST, Portraiture,
Oxford, New York et Auckland, Oxford University Press, 2004
Sites web
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