Dans
La genèse d’un poème publiée en 1846,
Edgar Allan Poe affirme que “la mort d’une belle femme est, incontestablement,
le sujet le plus poétique au monde”. Assurément, l’écrivain ne pouvait se
douter de l’ampleur visionnaire que cette déclaration a eue dans la culture
visuelle du 19ème siècle. Si Poe incarne l’une des figures de proue
du romantisme américain, force est de constater qu’il s’inspire largement des
thèmes chers aux auteurs du roman gothique anglais. La femme, l’amour et la
mort sont dans les nouvelles de Poe inextricablement liés : le récit d’un
narrateur masculin hanté par l’épouse morte d’un mal mystérieux constitue l’un
de ses motifs les plus récurrents.
Dans
la seconde moitié du 19ème siècle en Grande-Bretagne, l’intérêt
croissant que portent les artistes aux phénomènes du suicide féminin, du
travestissement et meurtres dans le théâtre de Shakespeare rattache ceux-ci aux
problématiques de la modernité. C’est précisément à cette époque que
Shakespeare connaît un regain d’intérêt, les rationnels contemporains du 18ème
considérant son mépris des trois unités comme bien trop excentrique. Les britanniques
se mettent à porter une attention particulière aux pièces du Barde à la fin du
18ème, sous l’égide de l’entrepreneur John Boydell (1719 – 1804). Depuis 1786, Boydell commandait des œuvres tirées
des pièces shakespeariennes d’artistes reconnus tels Reynolds et Fuseli. En
1790 ouvra la Boydell Gallery : son fondateur avait pour espoir d’établir
une école nationale de peinture et de tirer profit des gravures réalisées à
partir des originaux.
Henry Fuseli, Titania et Bottom, vers 1790 Huile sur toile, 217 x 275 cm Tate Britain, Londres |
A
l’époque élisabéthaine, les femmes n’ont pas le droit de monter sur scène, de jeunes
adolescents incarnent les rôles féminins principaux (il faudra attendre 1660).
Ceci dit, on associe encore le métier d’actrice à la prostitution pendant la
période victorienne. Ce préjugé a perduré au moins jusqu’en 1901, car les
victoriens croyaient que le « plus vieux métier du monde » et la carrière
théâtrale comptaient parmi les professions qui nécessitaient une certaine
autarcie financière. Le théâtre de Shakespeare offre des rôles à forte charge
érotique, de l’amante éplorée à celui de la funeste tentatrice. Qu’en est-il
donc de ces jeunes filles nubiles qui se laissent mourir par amour ? Que
penser d’Ariel, la sylphide de La Tempête,
dont le sexe n’est nullement évoqué ? Les fonctions des héroïnes
shakespeariennes dans la culture visuelle ne cessent d’osciller entre stéréotypes
et identités à la corporéité changeante.
Femme-enfant, femme fragile : les demoiselles en
détresse
Le
poncif de la femme mourante présente un sujet fécond pour les artistes
victoriens. Soumise à son destin, elle est sujette aux fantasmes morbides issus
d’une union entre le désir et la mort que Freud conceptualise dans sa théorie
des pulsions. L’instinct sexuel jaillissant de l’état d’innocence enfantine est
renforcé par l’évocation de la menace mortelle. Dans Roméo et Juliette, l’héroïne éponyme a à peine quatorze ans. L’âge
de Desdémone n’est pas précisé, mais le personnage est caractérisé d’innocent
et de naïf. En revanche, Ophélie et Mariana – qu’on suppose âgées de seize à
dix-huit ans – font l’objet de machinations auxquelles elles acceptent de
participer.
Julia Margaret Cameron, Roméo et Juliette 1867, épreuve gélatino-argentique National Media Museum, Bradford |
Après
être passée à treize ans en 1875, la loi de 1885 sur la majorité sexuelle élève
celle-ci à seize en Angleterre et au Pays de Galles. Elle coïncide avec les
craintes des britanniques de voir les jeunes filles vendues en pâture aux
bordels. Pourtant, si l’âge légal du mariage était de vingt-et-un ans jusqu’en
1823, il fut abaissé à quatorze pour les hommes et douze pour les femmes, sans
nécessiter un accord parental. Subjugués par le motif de la demoiselle en
détresse, les victoriens ont accordé une signification primordiale aux
personnages shakespeariens mineurs tels Ophélie et Mariana. Les héroïnes Juliette
et Desdémone permettent un jeu d’opposition bien tranché entre le féminin et le
masculin.
Si
le modèle ne semble pas si jeune dans la photographie de Julia Margaret Cameron
(1815 – 1879), c’est son attitude docile qui domine la composition. Grande
admiratrice de Shakespeare, cette photographe née à Calcutta consacre toute une
partie de sa carrière à la réalisation de scènes issues des pièces du Barde
(1867 – 1874). Cameron fait ainsi allusion à la tradition médiévale de l’amour
courtois. Cette expression désigne l’attitude à adopter pour séduire une femme
de la bonne société sans pour autant l’offenser. Cependant, le fin’amor implique une relation
vassalique entre le chevalier et sa dame, tandis que l’héroïne présente se
réfugie dans les bras de son bien-aimé. La proximité des amoureux traduit avec
subtilité la nature secrète de leur passion.
Dante Gabriel Rossetti L'oraison funèbre de Desdémone 1878 - 1882 Craies et pastel sur papier 7,6 x 27,9 cm Delaware Art Museum |
On
retrouve ce regard résigné dans L’oraison
funèbre de Desdémone du préraphaélite Dante Gabriel Rossetti (1828 – 1882).
Protagoniste majeur de la tragédie d’Othello,
la vénitienne s’enfuit avec le personnage éponyme malgré l’interdiction de son
père. Victime des accusations d’adultère de Iago, Desdémone se fait tuer par
son mari, fou de jalousie. Rossetti s’est intéressé à l’instant précédant le
crime. A l’ouverture de la scène III de l’acte IV, Othello ordonne à Desdémone
de se coucher après avoir congédié sa suivante Emilia. Cette dernière lui
peigne les cheveux pendant que l’héroïne qui semble consciente de son sort se
remémore la chanson d’une vieille servante : J’appelais mon amour, amour
trompeur ! Mais lui, que me répondrait-il ?
La
dimension imminente de la scène est accentuée par les torsions des cheveux et
drapés formés par le vent qui s’introduit par la fenêtre de l’arrière-plan. Le
regard lointain et la bouche entr’ouverte, l’expression de Desdémone suggère
que le sacrifice scellé par un chant funèbre est l’une des postures les plus
volontiers rattachées à la féminité. La figure très populaire d’Ophélie en est
l’exemple le plus frappant.
La
plupart du public contemporain connaît le célèbre tableau de Millais, mais de
nombreux peintres proches du cercle préraphaélite se sont essayés au sujet.
C’est le cas du londonien Arthur Hughes (1832 – 1915). Ses tableaux mettent en
scène des couples contemplant le caractère fugace de l’amour. C’est ici la perte
de l’innocence face à l’immédiateté de la mort et le renouveau de la nature qui
préoccupe l’artiste. L’aspect dramatique de l’oeuvre est renforcé par la folie
de l’adolescente, une infirmité caractérisée d’essentiellement
« féminine » par les victoriens. Pâle et maladive, Ophélie apparaît
les bras chargés de fleurs, examinant le ruisseau qui annoncera sa perte. Tout
comme la femme, l’élément aquatique semble au 19ème insondable,
énigmatique.
Le
tableau de Marie Spartali (1844 – 1927) présente également un habile moyen
d’étendre un court moment d’une pièce. Toutefois, ce n’est pas forcément la
connaissance de la référence littéraire qui entraîne la lecture limpide de
l’œuvre. Mariana est l’un des personnages secondaires de Mesure pour mesure, que l’on qualifie tantôt de comédie, tantôt de
tragi-comédie. Abandonnée par Angelo, son amant, Mariana perd sa dot. Sous le
pinceau des préraphaélites, Mariana devient l’icône de l’amour malheureux. Le
spectateur participe à la construction de son rôle de victime en adoptant une position de voyeur. A
travers le titre de l’aquarelle qui renforce la portée narrative de l’aquarelle,
Spartali, contrairement à ses homologues masculins, réaffirme l’identité de
Mariana, ce qui lui permet d’atténuer la corporéité du modèle pour insister sur
sa sensualité. Le regard et les mains jointes constituent le point focal
destiné à attirer notre attention, afin de souligner l’importance du toucher et
de la vue. Mariana semble donc prendre part active à l’élaboration de la scène.
Malgré l’issue heureuse de la pièce, cette œuvre pourrait constituer une
critique déguisée de la société victorienne qui s’opposait à l’épanouissement
moral et physiologique des femmes.
Maria Spartali Stillman, Mariana, 1867 - 1869 Aquarelle sur papier, 38 x 27 cm Collection particulière |
Fées et créatures d’un autre monde
Les
thèmes tirés du répertoire shakespearien semblent inépuisables et ses héroïnes
suscitent une multitude d’interprétations. Surnommé « l’elfe Fitzgerald »,
le peintre John Anster Fitzgerald (1819 – 1906) fut l’un des artistes de sujets
féériques les plus en vogue. La plupart de ses œuvres sont dénuées de sources narratives,
mais il produisit une scène du Songe
d’une nuit d’été. Elle représente la métamorphose du comédien Bottom, dont
la reine des fées s’éprend après avoir été ensorcelée par le farfadet Puck sous
l’ordre d’Obéron, qui désire se venger de son épouse. La figure de Titania transmet
au public bourgeois une vision éthérée de la féminité.
La difficulté majeure
pour les peintres de sujets féériques, c’est de traduire ce qui est de l’ordre
de l’intangible. Fitzgerald privilégie les effets d’irréel en appliquant sur la
toile une peinture très diluée aux teintes opalescentes. En accentuant les
différences de tailles entre Bottom et les fées, Fitzgerald place le spectateur
dans une position de voyeur : il a ainsi l’impression d’être témoin d’une
scène d’un monde habituellement inaccessible aux yeux des humains, comme s’il
observait cette dernière sous la lentille d’un microscope. Les mondes
fantasmagoriques des compositions de Fitzgerald traduits au moyen de
miroitements et de tons chauds ont souvent été perçus comme le résultat
d’hallucinations provoquées par l’opium, cette « aspirine du 19ème
siècle ». L’époque victorienne voit également naître le succès du
spiritisme, qui a certainement influencé les peintres de sujets féériques.
John Anster Fitzgerald, Titania et Bottom, date inconnue Huile sur toile, 44,4 x 60 cm, New York |
John Graham Lough, Titania, 1863 Marbre, 75 x 91,4 cm Victoria and Albert Museum, Londres |
Plus
problématique est la représentation d’Ariel, la sylphide de La Tempête. Cette pièce fantastique est
la seconde source d’inspiration la plus féconde pour les peintres de sujets
féériques. La fascination des victoriens pour les pièces peuplées de créatures
enchanteresses a donné lieu à de nombreuses interprétations sur scènes dans
lesquelles les actrices principales étaient acclamées.
Priscilla Horton incarna
Ariel dans une production qui fut donnée le 13 octobre 1838 au Théâtre Royal de
Covent Garden. Celle-ci fut remarquée pour sa mise en scène spectaculaire. La
performance de Mlle Horton fut désignée de « vaporeuse ». L’actrice
avait en effet appris comment se servir d’un harnais pour donner l’illusion du
vol en plein air. Le public se rappelle sa comptine Gaiment vivrai-je désormais interprétée depuis le plafond de la
scène. Contrairement
aux artistes qui se plaisent à subvertir les tabous relatifs à la nudité dans
les arts visuels, l’irlandais Daniel Maclise (1806 – 1870) révèle l’aspect
androgyne de la comédienne. Cette indétermination du sexe des fées remonte à la
naissance du sujet féérique dans les arts britanniques : déjà au 18ème
siècle, Henry Fuseli se plaît à rendre les limites entre féminin et masculin
floues à travers ses scènes tirées du Songe.
L’allusion littéraire autorise la représentation d’une sensualité mobile :
aussi Ariel possède-t-elle des traits presque virils et des bras musclés.
Daniel Maclise, Priscilla Horton dans le rôle d'Ariel 1838 - 1839, huile sur panneau 68 x 45 cm Royal Shakespeare Theatre Stratford-Upon-Avon |
Les figures de la femme fatale
Fées
et créatures imaginaires convoquent d’intrigantes visions d’une sensualité
exotique. Les artistes victoriens ont aussi recourt à la figure de
l’orientale : des peintres tels Richard Dadd et William Holman Hunt
partent en pèlerinage vers la Terre Sainte en passant par nos actuels pays du
Maghreb. Ils en reviennent chargés d’esquisses et de nouvelles sources
d’inspiration pour leurs compositions. D’autres comme les membres de l’Aesthetic movement observent à Paris
estampes japonaises et motifs de vases en porcelaine chinois. Théoricien majeur
au sein des études postcolonialistes, Edward Saïd a démontré que, depuis la fin
du 18ème, le terme d’ « orientalisme » englobe les discours
coloniaux à propos d’entités géographiques aussi diverses que le monde arabe ou
les pays d’Asie orientale.
John William Waterhouse Cléopâtre, 1888 Huile sur toile Collection particulière |
Evelyn de Morgan, La Reine Aliénor s'apprête à empoisonner la belle Rosemonde, 1880 Huile sur toile De Morgan Foundation, Guildford (Royaume-Uni) |
La
reine Aliénor incarne quant à elle le parangon de la « virago », la
femme résolue qui se distingue par une ruse semblable à celle des héros
masculins. La pièce historique Le Roi
Jean relate le règne de Jean sans Terre, le benjamin de Henri II et
d’Aliénor d’Aquitaine. Celle-ci fait tout son possible pour le faire monter sur
le trône, alors qu’il n’était pas censé recevoir de territoires en héritage.
Selon la légende, Aliénor aurait empoisonné la Belle Rosemonde, la favorite
d’Henri II. Après avoir disgracié sa femme, Henri II reconnaît publiquement sa
liaison en 1174. Afin de la protéger d’Aliénor, Henri aurait construit un
labyrinthe dans les jardins de Woodtsock. Informée par ses espions, Aliénor serait
parvenue à pénétrer dans ce
repaire pour contraindre Rosemonde à choisir entre l’épée et le poison.
L’artiste symboliste Evelyn de Morgan (1855 – 1909) dépeint l’instant qui
précède la mort de Rosemonde. Le fil que tient Aliénor introduit une autre
temporalité dans la scène : la partie gauche fait allusion au chemin
qu’Aliénor a parcouru dans le labyrinthe avant de retrouver sa victime. Tout
oppose ces deux visions d’une féminité bien différente. Brune au profil presque
viril, le poison à la main, la reine se dresse face à la maîtresse de son époux
dont la position révèle la soumission. Aliénor apparaît dans une nuée qui
recèle de démons et créatures maléfiques, tandis que Rosemonde est entourée
d’angelots et de colombes.
John Singer Sargent, Lady Macbeth 1889, huile sur toile 221 x 114,3 cm, Tate Britain |
Depuis
les années 1970, les avancées des études de genre ont entrainé à la fois une
remise en question de la représentation de la femme à l’époque victorienne,
mais aussi de nombreuses analyses portant sur les théories du genre au sein du
théâtre shakespearien. Dans la tradition picturale occidentale de la
Renaissance, la femme est associée à la sensualité et au mystère. Or, la montée
en puissance des mouvements féministes dans les années 1880 inquiète les
intellectuels britanniques. Face aux évolutions sociales et technologiques du
Royaume-Uni, les femmes se sont progressivement opposées aux efforts
d’éducation imposés par leurs contemporains. Paradoxalement, plusieurs
critiques se sont insurgés contre les études qui érodaient la finesse
psychologique des protagonistes shakespeariens. A travers leurs tentatives
d’historicisation des pièces du Barde, ils se sont évertués à réaffirmer la
modernité de femmes fortes telles Lady Macbeth ou Titania. La richesse de la
caractérisation sexuelle de ces héroïnes réside pourtant dans leur ambiguïté, à
la charnière entre conventions et modernité. La représentation de ces
archétypes littéraires concentre bel et bien les désirs et craintes des classes
moyennes en Grande-Bretagne.
Bibliographie
Sources littéraires
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Art et culture de l’époque victorienne
Bram DJIKSTRA, trad. Josée Kamoun, Les idoles de la perversité : figures de la femme fatale dans la
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Jane MUNRO “‘More like a work
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Edward SAID, L’Orientalisme,
l’Orient créé par l’Occident (1978), Paris, Points Essais, 2015
Courants
artistiques
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Liens littérature et arts visuels
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Stephen E. HENDERSON, A study of
visualized detail in the poetry of Tennyson, Rossetti and Morris, University
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Peter MURRAY, Daniel Maclise :
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Carter RATCLIFF, John Singer
Sargent, Abbeville Press, 2001
Leonard ROBERTS et Stephen WILDMAN, Arthur
Hughes : his life and works, ACC Art Books, 1999
Essais, articles
Megan DICKMAN, Sexuality vs sensuality in the Aesthetic
movement : Marie Spartali Stillman’s La Pensierosa in the context of Aesthetic half-length
figures, 2012, sur www.arthistory.wisc.edu
Vanasay KHAMPHOMMALA, L’ambiguïté sexuelle des heroines
shakespeariennes aujourd’hui, Université Paris-Sorbonne, 2010 sur www.crlc.paris-sorbonne.fr
Janet C. STAVROPOULOS, ‘Love and age in Othello’ in Shakespeare’s studies, 1987, vol.19, p.124