vendredi 29 mai 2020

Entre modernité et traditions : transgressions à l’anglaise

« Enfin il me fit part de son motif : il avait imaginé les femmes très différentes de ma personne, et, parce que mon corps lui déplut dés la nuit de noces en ce 10 avril, il ne fit jamais de moi sa femme », écrivit Euphemia Gray à son père.

John Everett Millais, L’ordre de libération, 1746, 1852 – 1853
Huile sur toile, 102,9 x 73,7, Tate Britain, Londres

La période victorienne recèle d’anecdotes croustillantes qui mettent en scène des femmes et leur soif de liberté. Malgré les essais d’universitaires sur les soins féminins qui récusent l’utilisation de crèmes et produits dépilatoires, force est de constater que la stricte éducation des aristocrates et bourgeoises était bel et bien influencée par les canons esthétiques de l’époque. Le combat d’Effie Gray pour l’obtention de son divorce du critique John Ruskin est à ce titre emblématique. S’il est attesté que le mariage ne fut jamais consommé, plusieurs sources spéculent sur la raison profonde de l’amateur d’art : lors de la nuit de noce, la découverte des poils pubiens de son épouse l’aurait vivement écoeuré. La série Desperate Romantics nous présente une scène au cours de laquelle Effie, bouleversée, surprend son mari à observer avec fascination les dessins érotiques de Turner. Après leurs cinq ans de mariage, le véritable motif de Ruskin est demeuré un mystère mais il n’a cessé de répandre cette vision contemporaine des victoriens chastes prônant la vertu féminine. Nommé en effet exécuteur testamentaire à la mort de Turner, il rassembla le legs du génie romantique : environ 400 aquarelles figuraient ainsi dans la collection Ruskin. Reste à savoir si le critique a véritablement été à l’origine de la destruction des dessins érotiques du Maître[1].


Joseph Mallord William Turner, Etude de figures érotiques, vers 1805
Aquarelle et crayon graphite sur papier, 27,4 x 37,5 cm
Tate Britain, Londres

Ruskin présenta sa femme à Millais qui accompagna le couple lors de son voyage en Ecosse de 1853. C’est à partir de ce moment que Millais réalisa esquisses et dessins d’Effie. Les séances de pose pour Millais constituèrent un prélude à la liaison entre l’artiste et son modèle, toujours mariée à Ruskin. Paradoxalement, elle incarna la femme fidèle d’un rebelle écossais qui avait été remis en liberté après son séjour en prison dans L’Ordre de libération. Heureusement, Effie parvint à remporter l’annulation du mariage. Elle continua à poser pour Millais qu’elle épousa ensuite. Elle eut 8 enfants avec lui.
John Singer Sargent, Madame X, 1884
Huile sur toile, 208,6 x 109,9 cm
The Metropolitan Museum of Art, New York
Un changement d’attitude envers les femmes s’opère vers la fin des années 1880, après la mort du Prince Albert. Les britanniques se mettent alors à imiter les françaises de la Belle Epoque. La liberté relative des cocottes captive ces londoniennes à la mode qu’on désignera sous le nom de "professional beauties". Le pastelliste Frank Miles (1852 – 1891) réalisait des portraits de ces femmes de qualité, arbitres du style et de la mode. Parmi les noms les plus illustres sont : Mary Cornwallis-West[2], Virgine Amélie Gautreau[3] et Lillie Langtry[4]. Pour la première fois, on identifiait ces personnalités dont on pouvait apercevoir les effigies sur les vitrines des magasins de Fleet Street. L’ancêtre de la pin-up[5] était né.

Sur le plan artistique, les échanges entre la Grande-Bretagne et le continent ne sont pas en reste, quoique décriés par les français. Monet et Pissarro se réfugient à Londres pendant la guerre franco-prussienne de 1870. Il en résultera des vues de Big Ben et du Parlement, des séries avec les ponts (Charing Cross, Waterloo…) pour sujet. Séduits par les paysages de Constable et Turner, les français s’enthousiasment pour les reflets miroitants de la Tamise, les gares et la banlieue de Londres. Si la vue du Havre d’Impression, soleil levant marque le coup d’envoi de la première exposition impressionniste, en réalité, c’était à Londres que le courant avait vu le jour.

Claude Monet, La Tamise à Westminster, vers 1871
Huile sur toile, 47 x 73 cm, National Gallery, Londres

La même année, Frederick Leighton accueille Daubigny dans son atelier. Si les peintres français peinent à se faire connaître en Grande-Bretagne, les anglais en revanche ne négligent pas l’influence des maîtres du continent : beaucoup viennent à Paris pour s’en inspirer. Alma-Tadema partage avec Gérôme le goût pour les sources antiques, Leighton s’inspire de Bouguereau et Ingres, l’olympien Edward Poynter (1836 – 1919) étudie sous l’égide du néoclassique Charles Gleyre. Dans son atelier, il rencontre Whistler.
En 1895, Robert de la Sizeranne compare, non sans fierté : « nous avons une notion plus claire de l’école de Phidias ou de l’art des Pharaons que la peinture anglaise – qui est à deux heures de la France et qui est vivante ». En effet, la révolution picturale qui bouleverse la Grande-Bretagne ne trouve que peu d’échos sur le continent. Mais la réciproque est aussi vraie : il faudra atteindre la fin des années 1880 pour que l’impressionnisme pénètre Londres et ses alentours. Ces deux nations modernes jouissent d’une avant-garde esthétique aux motivations diamétralement opposées. Si peintres et aquarellistes partagent le refus des normes académiques, la modernité française est synonyme de bouleversements tant bien sur le plan thématique que technique. A l’inverse, les préraphaélites et décadents anglais désirent rompre avec les enseignements de la Royal Academy (qui promeut un art jugé obsolète et frivole) en recherchant les sources d’influence dans un passé lointain et fantasmé.
Edward Poynter, La Grotte aux nymphes de la tempête, 1902
Huile sur toile, 145,9 x 110,4 cm
Norfolk Hermitage Museum, Virginie

C’est ce qu’Ernest Chesneau tente de résumer en publiant en 1882 une étude française inédite sur l’histoire de l’art britannique, tout en récusant l’absence d’innovation matérielle. Grossière erreur : les préraphaélites, également adeptes de l ‘exercice en plein air, enduisaient au préalable leur toiles d’un vernis blanc, laissé humide pour appliquer la peinture au pinceau très fin et rendre les couleurs plus brillantes.
Grâce aux féministes et autres spécialistes qui se passionnent pour l’art anglais et la représentation des femmes depuis les années 1970, nous redécouvrons petit à petit des œuvres acclamées de leurs temps, puis oubliées, parfois considérées comme perdues ou détruites car accusées de mauvais goût. Peu de périodes ont autant souffert des exigences du public et de la pression du marché : ainsi, l’on voit parfois réapparaître ces tableaux qui ont finalement peu changé de propriétaires. Le producteur de télévision américain Allen Funt fait ainsi figure de pionnier en la matière en amassant une importante collection d’Alma-Tadema. En Grande-Bretagne, c’est le compositeur de comédies musicales Andrew Lloyd Weber qui depuis sa jeunesse a préservé des chefs d’œuvre d’artistes méconnus. Enfin, l’un des plus grand collectionneurs du monde, le mexicain Juan Antonio Perez Simon, possède un nombre significatif de peintures victoriennes qu’il a prêté pour l’exposition itinérante A Victorian Obsession, remaniée en France sous le nom de Désirs & Volupté.


Plus récemment, les marchands d’art et musées ont bénéficié de la crise économique pour acheter tableaux, dessins et esquisses. Plusieurs galeries spécialisées dans la peinture victorienne ont vu le jour dans le quartier de Mayfair, à Londres, mais aussi aux Etats-Unis et au Canada. Il reste encore beaucoup à faire. Même les plus récentes expositions sur le sujet n’adoptent pas véritablement de position transgressive mais plutôt une technique commerciale attractive afin de susciter l’intérêt du public français pour une production visuelle qui commence tout juste à être appréciée Outre-Manche.
Elizabeth Adela Stanhope Forbes, Femme nue à genoux
Crayon et sanguine, 19 x 27,6 cm


Nous attendons en effet de nouvelles recherches et accrochages qui ébranleraient la sensibilité de certains spectateurs pour que ceux-ci s’aperçoivent que le nu par exemple, accepté dans la peinture académique ou figurant dans le sujet d’inspiration féérique, n’a pas sa place dans la scène de genre, tout en se rendant compte des avancées de la période victorienne en matière de considérations sur la sexualité. Les attitudes de conservateurs et universitaires ont bien changé depuis l’époque où on croyait les victoriens prudes à l’extrême. La réalité est plus complexe. L’ostentation de la chair féminine obsédait littéralement les contemporains. Parce que les français raillaient les artistes britanniques, incapables, selon eux, de réaliser des tableaux inspirés de la tradition classique, les victoriens ont su faire accéder un nouveau type de langage pictural au rang d’art officiel. En 1862, l’Art Journal définit la touche anglaise en termes d’élégance, de sobriété et d’empathie avec le sujet représenté. Il serait temps que la France accepte cette vision d’un art qui, de son temps, a su se distinguer par son respect des convenances, mais aussi par son aspect subversif…




[1] Toute une polémique s’est développée autour de l’éventuelle destruction de ces esquisses. Selon les biographies de Ruskin et Turner publiées au début des années 2000, le collectionneur les aurait brûlés en 1858 pour ne pas ternir la réputation de l’artiste. L’évaluation de certains de ces dessins en 2005 par le conservateur de la Tate et spécialiste de Turner Ian Warrell aurait permis d’affirmer le contraire. Pour aller plus loin, voir l’article du Guardian sur http://www.theguardian.com/uk/2004/dec/31/arts.artsnews
[2] Mary Cornwallis-West (1858 – 1920) ou « Patsy » était l’une des maîtresses d’Edouard le fils de Victoria et Prince de Galles. Mary fut célèbre pour avoir usé de son influence sur son amant pour arranger les mariages de ses enfants issus de son union légitime avec des membres de l’aristocratie anglaise. En 1915, elle se lia avec un soldat estropié de plusieurs années son cadet. Un scandale éclata lorsqu’elle tenta d’obtenir la promotion ce dernier.
[3] Madame Pierre Gontreau (1859 – 1915) posa pour le fameux Madame X de Sargent qui indigna la critique au Salon parisien de 1884 (voir notre article sur le portrait pour plus d’informations à ce sujet). Originaire de la Nouvelle Orléans, Virginie s’installa à Paris dès l’âge de huit ans. Pour l’entretient de ses cheveux et renforcer son teint pâle, elle employait du henné et de la poudre à base d’huile de lavande.
[4] Lilly Langtry (1853 – 1929), surnommée « Jersey Lilly » en raison de ses origines anglo-normandes était une actrice réputée pour sa beauté et ses amants célèbres.
[5] La pin-up est une femme figurant sur des photographies ou illustrations bon marché qu’on accrochait sur les murs. Les modèles adoptaient une pose aguicheuse, symboles d’érotisme régulièrement remis au goût du jour.




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