Dante Gabriel Rossetti, Beata Beatrix 1864 - 1872, huile sur toile 86,4 x 66cm, Tate Britain |
Depuis la fin du 19ème siècle, la légende d'Elizabeth Siddal n'a cessé de fasciner peintres, poètes et cinéastes. En décembre 2013, l'Arcola Theatre fit jouer une pièce éponyme inspirée de la vie de l'artiste, depuis sa découverte par les préraphaélites jusqu'à sa mort. La célèbre séance de pose pour Ophélie, la relation tumultueuse de Siddal et Rossetti ainsi que sa fin tragique ayant nourri de nombreux récits macabres ont fini par occulter la carrière de cette jeune femme hors du commun. Qui est véritablement Elizabeth Siddal ? Quelle artiste et poète se dissimule derrière cette modiste apparemment réservée ?
Enfance et adolescence
Elizabeth Eleanor Siddal est née le 25 juillet 1829 au 7 Charles Street dans le quartier de Mayfair à Londres. D'origine anglo-galloise, son père se plaisait à répéter que la famille était d'ascendance aristocratique. A l'instar de John Durbeyfield dans Tess of the d'Ubervilles de Thomas Hardy (1891), Charles Crooke Siddall croyait qu'il était l'héritier d'une auberge prospère du Derbyshire. Toute sa vie, il dépensa sa fortune pour revendiquer ses droits. A la naissance d'Elizabeth, Charles possédait une échoppe de coutellerie. En 1831, les Siddall déménagèrent à Southwark, un faubourg insalubre situé dans le sud de la capitale. En 1833, Charles ouvrit un commerce au sein de sa propre demeure. C'est ici que naquirent les autres enfants: Lydia (la soeur dont Lizzie fut la plus proche), Mary, Clara, James, et Henry, élevés dans l'idée qu'ils provenaient d'une illustre famille.
Autodidacte, Elizabeth apprit à lire et à écrire. Très jeune, elle se mit à apprécier la poésie après la découverte des écrits de Lord Alfred Tennyson figurant sur un emballage, ce qui l'amena à écrire ses propres poèmes. Dans les années 1840, Lizzie entra au service de la modiste Madame Tozer. En 1849, le poète William Allingham, venu chercher sa maîtresse à la boutique, remarqua la jeune fille. Si l'écrivain ne trouva pas sa beauté particulièrement frappante, il pensa en revanche qu'elle pourrait faire un bon modèle pour son ami Walter Deverell (1827 - 1854); qui travaillait sur une scène inspirée de La Nuit des rois. Le modèle, assis à gauche, apparaît dans une scène déjà chargée d'érotisme. Siddal y interprète le rôle de Viola, la jeune fille nubile travestie en homme au service du Duc Orsino qui l'emploie pour plaider sa cause auprès de la comtesse Olivia. Deverell reconnut que Siddal incarnerait la parfaite Viola mais il reconnut qu'elle n'était pas une simple roturière; c'est pourquoi il persuada sa mère de présenter l'offre aux Siddall comme respectable. Elizabeth était certes flattée mais également méfiante. Rappellons qu'à l'époque victorienne, on percevait le métier de modèle comme analogue à la prostitution. Eleanor Siddal ne fut pas difficile à convaincre: conscient de l'état de santé délicat de sa fille qui espérait rentrer dans une école d'arts appliqués, elle admit que les conditions de travail seraient moins fastidieuses, et le salaire plus attractif. Il fut convenu que sa fille garderait sa profession de couturière à temps partiel.
Ainsi débuta la carrière de Lizzie, que Deverell présenta aux autres membres de la confrérie préraphaélite. La nature exacte de sa rémunération est pourtant demeurée obscure. Elle ne pouvait recevoir le type de salaire que les modèles professionnels gagnaient, notamment pour les études de nu. Quelques indices glanés dans la correspondance de Rossetti suggèrent qu'elle posait gratuitement pour ses amis artistes. Hunt dépeignit Siddal dans le rôle de la religieuse soignant le curé pour son tableau Famille anglaise convertie, ainsi qu'en belle éplorée dans Valentin sauvant Sylvia de Proteus (1851), un sujet tiré des Deux Gentilshommes de Venise de Shakespeare.
Elizabeth Siddal incarne un type de beauté atypique, bien différent des canons de madones issus de la Renaissance qu'on trouvait dans la peinture d'histoire et de genre de l'époque. Si William Michael Rossetti loua son visage "exceptionnel", celui-ci apparaissait comme plutôt quelconque. Grande, les hanches et la poitrine peu marquées, elle portait les cheveux en chignon décoiffé ou lâchés. Siddal ne s'habillait pas comme les femmes victoriennes, préférant les robes amples avec manches bouffantes aux corsets et crinolines. Son épaisse chevelure rousse, son teint pâle, ses paupières lourdes et fines lèvres constituent les traits qui ont rendu l'esthétique des préraphaélites célèbre. Selon Georgiana, la femme du peintre Burne-Jones, leux yeux de Siddal étaient particulièrement envoûtants: ils étaient "merveilleusement lumieux (...) de couleur d'agathe". Ce portrait à la fois sensuel et intimiste représente Lizzie au regard fuyant, un motif récurrent dans les dessins de Rossetti des années 1850. L'artiste ne fait que suggérer la masse de cheveux de son amante grâce à de fines hâchures à la plume, une technique qui lui permettait de créer de surprenants effets de clair-obscur.
Une brève mais fulgurante carrière
A la fin de l'automne 1851, Millais et Hunt voyagent pour peindre sur le motif les paysages de leur Angleterre natale. Ils s'attardent dans le Surrey, non loin de la rivière Hogsmill. Il en résulte un tableau qui est demeuré célèbre: celui d'Ophélie, la toile pour laquelle Siddal posa toute habillée dans une baignoire remplie d'eau, chauffée au-dessous par des lampes à huile. Alors que le portrait était presque achevée, les bougies s'éteignirent. Millais, trop absorbé par son travail, ne s'en serait pas aperçu. Siddal attrapa une pneumonie, et son père menaça de traduire le peintre en justice s'il refusait de payer la note du médecin qui s'élevait à 50 livres.
Cette même année, Siddal et Rossetti qui s'étaient rencontrés lors de l'élaboration de La Nuit des rois (avec Rossetti dans le rôle du bouffon), deviennent de plus en plus proches. Rossetti, avec ses yeux d'un noir intense et ses cheveux bruns, incarnait alors le parfait archétype du héros romantique. Dés lors, Siddal et Rossetti ne se quittent plus. Il semblerait que c'est à partir de cet instant que Rossetti prit la décision de préserver jalousement celle qu'il surnommait avec affection "ma colombe" ou "Guggums", à l'exclusion de presque tous les autres modèles favoris des autres préraphaélites. Lizzie n'eut pas de mal à être convaincue après la désastreuse expérience d'Ophélie. Ils se seraient ainsi installés ensemble dans le quartier de Blackfriars. Leur ami Ford Madox Brown, l'un des rares visiteurs admis à Chatham Place par Rossetti, écrivit en 1856 dans son journal: "Rossetti m'a montré un tiroir rempli de dessins de Guggums, dieu sait combien (...) C'est une véritable obsession !".
Les deux amants vivaient coupés de leur entourage familial et amical, dans un monde isolé, peuplé de rêves et de légendes médiévales. Ils partageaient non seulement les mêmes goûts littéraires, mais aussi une personnalité extravagante et une sensibilité à fleur de peau. Tous deux enclins à la dépression, ils étaient connus pour leurs sautes d'humeur bien avant leur addiction au laudanum. La première oeuvre de Rossetti dans laquelle figure Elizabeth Siddal est une aquarelle intitulée Le premier anniversaire de la mort de Béatrice (1853). Le jeune homme développe une étrange fascination pour son amante qu'il représente inlassablement, sur une centaine de dessins, gravures et esquisses. Progressivement, Lizzie le modèle se confond avec le personnage de Béatrice, la bien-aimée de Dante dont Rossetti partage le prénom et les origines latines. Rossetti était né Charles Gabriel Dante mais il changea son nom pour s'identifier à son mentor, le poète Dante Alighieri. Ce dessin à la plume évoque la nature fusionnelle de la relation entre l'artiste et sa muse. Rossetti a inversé les rôles traditionnels; cette fois-ci, c'est Elizabeth qui est assise à son chevalet et Gabriel qui pose pour elle.
Après les promesses de fiançailles avec Rossetti au début des années 1850, Siddal devient son élève. Elle dessine, peint et écrit. Elle est également encouragée par ses amies artistes Anna Howitt (1824 - 1884) et Barbara Leigh Smith (1827 - 1891), chefs de file des premiers mouvements féministes. Si John Ruskin trouvait, à l'instar des spectateurs de la Royal Academy, la beauté de Lizzie plutôt commune, il tomba suos le charme de ses aquarelles inspirées du cycle arthurien. En 1855, le critique d'art devint le mécène de Siddal et lui offrit 150 livres par an en échange de l'acquisition de toutes les oeuvres qu'elle produirait. Une rivalité avait commencé à poindre avec Rossetti, qui lui avait présenté Ruskin. Délaissé, Rossetti s'était réconforté auprès d'autres femmes comme Fanny Cornforth ou Annie Miller. Deux ans plus tard, Siddal déménagea à Sheffield et suivit des cours de dessins pour femmes. Elle commença à peindre la Dame attachant un fanion à la lance d'un chevalier en 1852, un sujet influencé par le thème de l'amour courtois. Comme l'artiste, la dame possède la taille élancée et une longue chevelure rousse, il pourrait s'agir d'un autoportrait.
De la figure tragique au mythe du vampire
Les portraits de Rossetti montrent Siddal dans le rôle d'une sensuelle femme fatale ou de la demoiselle en détresse, brouillant ainsi les limites entre le réel et le fantasme. Ils transmettent tantôt une image sublimée de la muse, tantôt une idée de faiblesse. Sur le dessin du V&A présenté ci-dessus, Elizabeth Siddal s'appuie sur le rebord de la fenêtre. D'autres ébauches la représentent dans des poses similaires ou statiques, assise dans un fauteuil par exemple. Sa belle-soeur Christina Rossetti (1830 - 1894) décrit ce paradoxe à travers son sonnet "Dans l'atelier de l'artiste" (1856):
Un visage ressort de toutes ses toiles
Une figure identique est assise, marche ou se penche
Il se repaît des traits de son visage nuit et jour
Non telle qu'elle est, mais telle qu'elle remplit ses rêves
Le portrait de Barbara Leigh Smith, réalisé à Hastings pendant la convalescence de Siddal, convoque une féminité pleine de dignité. Le modèle pose avec une couronne d'iris dans les cheveux. Son profil permet à l'artiste d'accentuer la noblesse de ses traits.
Contrairement à la vision idéalisée des artistes masculins qui l'ont représentée, cette toile d'Elizabeth Siddal révèle un autoportrait sans concessions. C'est le seul tableau à l'huile que l'artiste produisit de son vivant. On y aperçoit non la beauté éthérée qui transparaît dans les dessins de ses contemporains, mais une impresson de lassitude. Vers la fin des années 1850, la relation Siddal/ Rossetti bat de l'aile. De retour à Londres, Lizzie attendit désespérément que l'artiste fasse sa demande en mariage. Elle était si malade que Rossetti dut la porter le 13 mai 1860, jour de la cérémonie. Après une fausse couche et un enfant mort-né, Lizzie souffrit de dépression post-natale.
La mort qui en résulta a donné lieu à de curieux récits d'horreur qui ont nourri la légende d'Elizabeth Siddal. Charles Augustus Howell, l'agent de Rossetti réputé pour ses talents de manipulateur, aurait été à l'origine de l'expédition pour déterrer le recueil de poèmes dissimulé dans le cercueil. Rossetti refusa d'être présent lors du service funèbre. C'est Howell qui se mit à diffuser le mythe du corps parfaitement préservé d'Elizabeth Siddal, recouvert par sa crinière rousse. Pendant les années 1860, on racontait qu'un vampire hantait le cimetière de Highgate. Bram Stoker se serait inspiré de cette histoire pour créer le personnage de Lucy Westenra, transformée en vampire par le comte Dracula.
Les morbides rumeurs circulèrent très tôt: on murmure que Rossetti débuta la réalisation de Beata Beatrix en dessinant sa femme inconsciente. Il achève le tableau en 1872, pour la commémoration des dix ans de la mort de Siddal. Cette toile constitue l'apothéose de de son art, un portrait hommage à lêtre aimé figurant Siddal dans le rôle de Béatrice. Rossetti tente d'épurer sa relation houleuse en confondant son fantasme du personnage de la Vie Nouvelle avec le souvenir de la défunte.
L'expression d'Elizabeth rappelle celle de la Sainte Thérèse par le sculpteur baroque Le Bernin, à la charnière entre l'extase religieuse et sexuelle. L'alouette qui apparaît dans un halo fait référence au saint esprit, à la différence que celui-ci est annonciateur de mort. Elle tient la fleur évocatrice du pavot, symbole du sommeil. Le cadran solaire indique l'heure du décès de l'héroïne. A l'arrière-plan, on remarque la présence de Dante et du pont Vecchio: Rossetti a choisi pour cadre la ville de Florence. Dans une lettre de 1871, il affirme que la toile n'est en aucun cas une transcription littérale de son deuil: "A la lecture de ce tableau, il faut se rappeler qu'il ne s'agit aucunement d'une représentation de la Mort, mais d'un état de transe qui saisit Béatrice (...), subitement ravie à la terre pour monter aux cieux". Beata Beatrix incarne une nouvelle étape dans la carrière de Rossetti: c'est l'une des premières huiles d'une série de portraits au cadrage à mi-corps. Ce tableau signe aussi son abandon de thèmes médiévaux, peut-être trop associés à son intense période de création avec sa compagne.
Elizabeth Siddal possède sans aucun doute les traits féminins les plus illustres de la peinture préraphaélite. Elle incarna la première des "stunners" (terme appliqué aux modèles féminins), comme l'appelaient Rossetti et ses amis. Presque méconnue de son vivant, on a peut-être trop célébré et sa vie hors normes. Si conservateurs et historiens de l'art commencent tout juste à s'intéresser à sa production artistique, force est de constater que sa poésie ne fut jamais publiée de son vivant. Il convient de remettre au goût du jour cette artiste dont le talent a souvent été dénigré par rapport à l'influence de son maître. Notons à ce titre qu'aucune des oeuvres figurant Siddal n'est totalement fidèle: elles présentent la vision que l'artiste a du modèle. très peu de photographies où elle apparaît - permettant d'avoir une image plus réaliste - nous sont parvenues.
Enfance et adolescence
Elizabeth Eleanor Siddal est née le 25 juillet 1829 au 7 Charles Street dans le quartier de Mayfair à Londres. D'origine anglo-galloise, son père se plaisait à répéter que la famille était d'ascendance aristocratique. A l'instar de John Durbeyfield dans Tess of the d'Ubervilles de Thomas Hardy (1891), Charles Crooke Siddall croyait qu'il était l'héritier d'une auberge prospère du Derbyshire. Toute sa vie, il dépensa sa fortune pour revendiquer ses droits. A la naissance d'Elizabeth, Charles possédait une échoppe de coutellerie. En 1831, les Siddall déménagèrent à Southwark, un faubourg insalubre situé dans le sud de la capitale. En 1833, Charles ouvrit un commerce au sein de sa propre demeure. C'est ici que naquirent les autres enfants: Lydia (la soeur dont Lizzie fut la plus proche), Mary, Clara, James, et Henry, élevés dans l'idée qu'ils provenaient d'une illustre famille.
Walter Deverell, La Nuit des rois, 1850 Huile sur toile, 102 x 132,7 cm Forbes Magazine Collection, New York |
William Holman Hunt, Famille anglaise convertie, 1850 (détail), Ashmolean Museum |
Dante Gabriel Rossetti Elizabeth Siddal, 1854 Encre et crayon, 22,2 x 9,8 cm Victoria and Albert Museum |
John Everett Millais, Etude pour la tête d'Elizabeth Siddal, 1852 Graphite sur papier, 30,7 x 23,2 cm Birmingham Museums and Art Galleries |
Une brève mais fulgurante carrière
A la fin de l'automne 1851, Millais et Hunt voyagent pour peindre sur le motif les paysages de leur Angleterre natale. Ils s'attardent dans le Surrey, non loin de la rivière Hogsmill. Il en résulte un tableau qui est demeuré célèbre: celui d'Ophélie, la toile pour laquelle Siddal posa toute habillée dans une baignoire remplie d'eau, chauffée au-dessous par des lampes à huile. Alors que le portrait était presque achevée, les bougies s'éteignirent. Millais, trop absorbé par son travail, ne s'en serait pas aperçu. Siddal attrapa une pneumonie, et son père menaça de traduire le peintre en justice s'il refusait de payer la note du médecin qui s'élevait à 50 livres.
Dante Gabriel Rossetti, Dante dessinant un ange le jour de la mort de Béatrice 1853 - 1854, Aquarelle et gouache sur papier 42 x 61 cm, Ashmolean Musem |
Cette même année, Siddal et Rossetti qui s'étaient rencontrés lors de l'élaboration de La Nuit des rois (avec Rossetti dans le rôle du bouffon), deviennent de plus en plus proches. Rossetti, avec ses yeux d'un noir intense et ses cheveux bruns, incarnait alors le parfait archétype du héros romantique. Dés lors, Siddal et Rossetti ne se quittent plus. Il semblerait que c'est à partir de cet instant que Rossetti prit la décision de préserver jalousement celle qu'il surnommait avec affection "ma colombe" ou "Guggums", à l'exclusion de presque tous les autres modèles favoris des autres préraphaélites. Lizzie n'eut pas de mal à être convaincue après la désastreuse expérience d'Ophélie. Ils se seraient ainsi installés ensemble dans le quartier de Blackfriars. Leur ami Ford Madox Brown, l'un des rares visiteurs admis à Chatham Place par Rossetti, écrivit en 1856 dans son journal: "Rossetti m'a montré un tiroir rempli de dessins de Guggums, dieu sait combien (...) C'est une véritable obsession !".
Dante Gabriel Rossetti, Rossetti posant pour Mademoiselle Siddal, 1853, encre et plume sur papier, 12, 9 x 17,5 cm Birmingham Museums and Art Galleries |
Elizabeth Siddal, Dame attachant un fanion à la lance d'un chevalier, vers 1856, aquarelle sur papier, 13, 7 x 13, 7 cm Tate Britain |
De la figure tragique au mythe du vampire
Les portraits de Rossetti montrent Siddal dans le rôle d'une sensuelle femme fatale ou de la demoiselle en détresse, brouillant ainsi les limites entre le réel et le fantasme. Ils transmettent tantôt une image sublimée de la muse, tantôt une idée de faiblesse. Sur le dessin du V&A présenté ci-dessus, Elizabeth Siddal s'appuie sur le rebord de la fenêtre. D'autres ébauches la représentent dans des poses similaires ou statiques, assise dans un fauteuil par exemple. Sa belle-soeur Christina Rossetti (1830 - 1894) décrit ce paradoxe à travers son sonnet "Dans l'atelier de l'artiste" (1856):
Un visage ressort de toutes ses toiles
Une figure identique est assise, marche ou se penche
Il se repaît des traits de son visage nuit et jour
Non telle qu'elle est, mais telle qu'elle remplit ses rêves
Barbara Leigh Smith, Elizabeth Siddal, 1854 Graphite sur papier, 12, 5 x 9, 5 Mark Samuels Lasner Collection |
Le portrait de Barbara Leigh Smith, réalisé à Hastings pendant la convalescence de Siddal, convoque une féminité pleine de dignité. Le modèle pose avec une couronne d'iris dans les cheveux. Son profil permet à l'artiste d'accentuer la noblesse de ses traits.
Contrairement à la vision idéalisée des artistes masculins qui l'ont représentée, cette toile d'Elizabeth Siddal révèle un autoportrait sans concessions. C'est le seul tableau à l'huile que l'artiste produisit de son vivant. On y aperçoit non la beauté éthérée qui transparaît dans les dessins de ses contemporains, mais une impresson de lassitude. Vers la fin des années 1850, la relation Siddal/ Rossetti bat de l'aile. De retour à Londres, Lizzie attendit désespérément que l'artiste fasse sa demande en mariage. Elle était si malade que Rossetti dut la porter le 13 mai 1860, jour de la cérémonie. Après une fausse couche et un enfant mort-né, Lizzie souffrit de dépression post-natale.
Elizabeth Siddal, Autoportrait, vers 1854 Huile sur toile, 20, 3 cm de diamètre Collection particulière |
Les morbides rumeurs circulèrent très tôt: on murmure que Rossetti débuta la réalisation de Beata Beatrix en dessinant sa femme inconsciente. Il achève le tableau en 1872, pour la commémoration des dix ans de la mort de Siddal. Cette toile constitue l'apothéose de de son art, un portrait hommage à lêtre aimé figurant Siddal dans le rôle de Béatrice. Rossetti tente d'épurer sa relation houleuse en confondant son fantasme du personnage de la Vie Nouvelle avec le souvenir de la défunte.
Le Bernin, L'Extase de Ste Thérèse 1647 - 1652, Statue en marbre (détail) Rome |
Elizabeth Siddal possède sans aucun doute les traits féminins les plus illustres de la peinture préraphaélite. Elle incarna la première des "stunners" (terme appliqué aux modèles féminins), comme l'appelaient Rossetti et ses amis. Presque méconnue de son vivant, on a peut-être trop célébré et sa vie hors normes. Si conservateurs et historiens de l'art commencent tout juste à s'intéresser à sa production artistique, force est de constater que sa poésie ne fut jamais publiée de son vivant. Il convient de remettre au goût du jour cette artiste dont le talent a souvent été dénigré par rapport à l'influence de son maître. Notons à ce titre qu'aucune des oeuvres figurant Siddal n'est totalement fidèle: elles présentent la vision que l'artiste a du modèle. très peu de photographies où elle apparaît - permettant d'avoir une image plus réaliste - nous sont parvenues.
De
nombreuses études blâment Rossetti pour avoir abandonné sa femme à
la fin des années 1850 en recherchant la compagnie de ses
maîtresses. En réalité, peu de sources relatives à cette période
nous sont restées. Il semblerait que les amants aient bel et bien
vécu séparément, Siddal avec Ruskin eu Europe puis à Sheffield,
Rossetti à Londres. Après la mort de sa femme, Rossetti tomba dans
une profonde dépression. Incité par Howell, il devint alcoolique à
partir de 1866. Rossetti vivait reclus dans son nouvel appartement de
Cheyne Walk, en compagnie d’une curieuse ménagerie composée
d’animaux exotiques (wombats, entre autres). Hypocondriaque, en
proie à des crises d’angoisses, il envisageait sérieusement le
suicide jusqu’à sa romance avec la femme de son ami William
Morris, Jane. Pourtant, il peignit Beata
Beatrix en témoignage de son
affection pour celle qui le hanta toute sa vie. Il est fréquent
d’opposer la dimension tragique des portraits de Siddal aux
tableaux plus sensuels des autres modèles favoris de Rossetti.
L’érotisme des dessins produits dans les années 1850 ou de Beata
Beatrix permet d’apprécier la
volupté des poses de Lizzie.
Depuis
les années 1970, Elizabeth Siddal est devenue une star parmi les
canons de beauté occidentaux, si bien que des auteurs tels Lucinda
Hawksley n’hésitent pas à la qualifier de "top modèle
préraphaélite". Elle incarne un idéal typiquement
britannique : celui de la pâle jeune fille à la chevelure
auburn et aux pommettes roses. Ophélie
est un tableau si célèbre que de nombreuses femmes se plaisent à
récréer la séance de pose en se plongeant toutes habillées dans
une baignoire. Aujourd’hui encore, la fusion entre innocence et
sensualité qui transparaît dans les œuvres représentant Elizabeth
Siddal ne cesse de faire croître sa légende.
Affiche du film Melancholia de Lars Von Trier, 2011 |
Bibliographie
Ouvrages
généraux
Suzanne
Fagence COOPER, ‘Lizzie Siddal’ in
Pre-Raphaelite Art in the Victoria and Albert Museum,
Victoria and Albert Museum Publications, Londres, 2003, pp.122 –
123
Elizabeth
PRETTEJOHN, ‘Elizabeth Siddal : two interpretations’ in The
Art of the Pre-Raphaelites,
op.cit, 2000, pp.74 – 84
Ouvrages
spécialisés
Elisabeth
BRONFEN, Over
her dead body : death, femininity and the Aesthetic,
Manchester University Press, 1992
Robert
Julian HAFNER, Mistress,
model, muse and mentor : women in the lives of famous artists,
Lulu Publishing, 2014
Jacky
Colliss HARVEY, Red :
A history of the Redhead,
Black Dog & Leventhal Publishers, 2015
Jenny
RIDD, A
destiny defined : Dante Gabriel Rossetti and Elizabeth Siddal in
Hastings,
Edgerton Publishing, 2008
Monographies
Alicia
Craig FAXON, Dante
Gabriel Rossetti,
Abbeville Press, 1989
Lucinda
HAWKSLEY, Lizzie
Siddal : the tragedy of a Pre-Raphaelite supermodel,
Andre Deutsh, 2005
Jan
MARSH, Elizabeth
Siddal 1829 –
1862 : Pre-Raphaelite artist,
Ruskin Gallery, University of Sheffield, 1991
---,
The
legend of Elizabeth Siddal,
Quartet Books, 1992
Catalogues
d’exposition
The
Pre-Raphaelites,
Tate Gallery et Penguin Books, Londres, 1984
Jan
MARSH et Pamela GERRISH NUNN, Pre-Raphaelite
women artists,
Manchester City Art Galleries, 1998